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cables qui amènent les révolutions de nos cœurs. Ni la résignation, ni la résistance, ni l’énergie, ni la faiblesse ne pouvaient empêcher mon empire de s’écrouler dans la seule région où j’aie jamais désiré la toute-puissance. Quelques paroles m’arrivèrent encore, toutes pleines des parfums du passé : je les accueillais toujours avec joie, mais avec une joie mélancolique. Elles avaient pour moi le charme douloureux de ces caresses sans vie que gardent longtemps parfois, après la mort de l’amour, les lèvres et le regard de ceux qui ont aimé. Une rencontre passagère avait seule existé entre moi et celle à qui j’avais cru m’unir par une étreinte immortelle. Des destinées opposées nous réclamaient tous deux avec une égale violence. Plus le danger, la méditation, la rêverie et tout un enchaînement étrange de grande faits m’emportaient dans les océans sans limites, plus elle était attachée aux rivages où je l’avais laissée, par la distraction, par les vains bruits et par toute la série vulgaire des petits événemens de l’existence. Voilà ce que je sentais avec désespoir; puis je sentais aussi, avec une colère impuissante, la conspiration, en permanence autour d’elle, de toutes les banalités, de toutes les hypocrisies. Un incident, à coup sûr bien imprévu, me montra l’activité et le succès de ce complot contre mon bonheur.

« J’ai connu à Venise, il y a près de dix ans, la signora Claudia Salenti. Cette célèbre cantatrice était, non pas alors dans tout l’éclat de son talent ni de sa renommée, mais, ce qui valait peut-être mieux, dans tout l’attrait de sa jeunesse. Grande, svelte, un peu maigre, elle avait une chevelure épaisse et tordue de ce blond sombre qui a des reflets de bronze florentin. Son visage, d’une teinte vigoureuse, mais où il n’y avait de carmin que sur ses lèvres, s’accordait merveilleusement avec ses cheveux. Ses grands yeux, d’un noir infernal, semblaient renfermer la mort pour ceux-ci, la ruine pour ceux-là, et la damnation pour tous. Cependant la Salenti était au demeurant une excellente fille, menant à bien les affections de toute nature qui souriaient à ses heureux débuts. Un hasard me rapprocha d’elle, et un autre hasard voulut que je n’en devinsse pas amoureux. Je venais de faire quelques folies. Fut-ce une déesse logée dans mon cœur ou le diable établi dans ma bourse qui m’empêcha de songer à ses faveurs, je n’en sais trop rien aujourd’hui. Du reste, les seules femmes qui me fassent comprendre les affections platoniques sont les femmes galantes avec leurs allures semblables aux nôtres, et ce qui est certain, c’est que je devins tout simplement l’ami de la Salenti. Pendant quelques mois, je la vis souvent; puis je fus entièrement séparé d’elle, et je puis dire que son souvenir m’avait rarement visité depuis dix ans. Seulement cet hôte fugitif de ma pensée était toujours le bienvenu, car avec la signora Salenti je