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A peine eut-on aperçu l’équipage de mon grand-père descendant la côte, que le dîner fut servi, et tous les membres de la famille coururent sur l’escalier. « Anna, cria-t-il gaiement, quels beaux blés Dieu nous donne cette année-ci! Tiens, voilà des fraises. » Ma grand’mère s’avança; elle était ivre de joie. « Elles sont presque mûres, ajouta Stépane Mikhaïlovitch; il faut que l’on commence à en cueillir dès demain. » Tout en parlant ainsi, il entrait dans l’antichambre parfumée par l’odeur du chtchi (soupe aux choux aigres) qui l’attendait dans la salle à manger. « Ah ! le dîner est prêt! s’écria mon grand-père d’un air de satisfaction encore plus prononcé, c’est bien! « Et, au lieu d’entrer dans sa chambre, il alla se mettre à table. Lorsque par malheur le dîner n’était pas prêt au moment de son arrivée, les choses se passaient autrement; mais ce jour-là tout allait à souhait. Un gros garçon nommé Nikolka Rouzane se plaça derrière mon grand-père; il était armé d’une énorme branche de bouleau avec laquelle il chassait les mouches. En sa qualité de bon Russe, Stépane Mikhaïlovitch ne pouvait se passer de chtchi, même dans les plus fortes chaleurs, et il mangeait le chtchi avec une cuiller de bois, parce qu’une cuiller d’argent lui brûlait les lèvres. Après le chtchi vinrent plusieurs autres plats. Les boissons se composaient de braga et de kvas rafraîchis par des morceaux de glace. Le repas fut très gai, tous les convives causaient à haute voix, riaient et plaisantaient; mais il arrivait souvent que le dîner se passait dans un morne silence : c’est lorsqu’on s’attendait à quelque explosion de colère. Tous les enfans des dvorovi (serfs employés comme domestiques) savaient que le maître était de bonne humeur, et la salle en fut bientôt remplie; ils venaient dans l’espoir de prendre part au repas, et comme les plats étaient fort copieux, mon grand-père les régala généreusement.

« Aussitôt qu’il eut fini de dîner, il alla se coucher. On avait eu soin de chasser les mouches de la chambre, et les rideaux furent tirés avec le plus grand soin. Bientôt après des ronflemens sonores annoncèrent que le maître dormait d’un profond sommeil, et chacun se retira pour se livrer également au repos...

« La journée était avancée; il était déjà cinq heures. Stépane Mikhaïlovitch, après avoir pris le thé dans la cour, se rendit avec toute sa famille, rangée sur deux lignes, à un moulin des environs. La fraîcheur du soir commençait à se faire sentir un long nuage de fumée s’élevait sur la route et se rapprochait du village; il en sortait des bêlemens et des mugissemens plaintifs; le soleil disparaissait lentement derrière une colline. La surface de l’eau était aussi immobile qu’un miroir, et Stépane Mikhaïlovitch, qui s’était arrêté sur la digue, admirait ce spectacle en silence. Parfois quelques poissons qui se poursuivaient sautaient hors de l’eau et en agitaient la surface; mais mon grand-père n’était point pêcheur. — Allons, Anna, cria-t-il à sa femme, il est temps de rentrer; le starosta doit m’attendre. — À ces mots, ses filles, le voyant toujours de bonne humeur, lui demandèrent la permission de continuer à pêcher encore une demi-heure. Il y consentit, et retourna à la maison en droguï avec sa femme et son fils. Il ne se trompait pas : le starosta l’attendait au pied de l’escalier, et il n’était pas seul; plusieurs paysans et paysannes l’accompagnaient. Comme il avait déjà vu son maître dans la journée, il le savait de bonne humeur et n’avait point manqué de le dire dans le vil-