Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/896

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait parler, et elle ne put rien apprendre de lui ; mais son jeune frère Alexis, qui avait été battu la veille, descendit péniblement du banc où il était couché, et lui raconta tout au long les supplices que Mikhaïl Maksimovitch avait fait subir à son malheureux frère, à lui et à beaucoup d’autres. Ces détails révoltans firent frémir Prascovia Ivanovna ; elle se reprocha amèrement de n’avoir point mis un terme depuis longtemps à ces violences, et comme elle croyait qu’il lui serait facile de ramener son mari dans la bonne voie, elle résolut de le faire sans perdre de temps.

« Ayant défendu au jeune domestique de parler de son arrivée, elle se dirigea vers une nouvelle maison que son mari avait fait bâtir depuis quelques années non loin de là, et dont la construction avait été suspendue on ne savait pourquoi. Le domestique lui dit qu’elle y trouverait une chambre à moitié terminée, et que son mari avait transformée en bureau. C’est dans cette pièce qu’elle résolut de passer le reste de la nuit, car elle ne voulait point avoir d’explication avec son mari dans l’état où il se trouvait. Malheureusement son arrivée ne fut point tenue secrète. Un des hommes qui prenaient part avec le plus d’ardeur aux débauches de Mikhaïl Maksimovitch en fut instruit, et glissa la nouvelle à l’oreille de son maître par dévouement pour lui, ou peut-être parce qu’il craignait que celui-ci ne le punît d’avoir gardé le secret. Cette nouvelle frappa à un tel point Mikhaïl Maksimovitch, que les fumées de l’ivresse dans laquelle il était plongé se dissipèrent immédiatement. Quoiqu’il ne connût pas du tout le caractère ferme et résolu de sa femme, celle-ci n’ayant point eu occasion jusqu’alors de mettre ces qualités en évidence, il s’en doutait, et pressentit l’orage qui le menaçait. Il congédia la bande joyeuse qui l’entourait, et se fit verser sur la tête deux énormes baquets d’eau froide. Cette ablution le rafraîchit un peu de corps et d’esprit, il reprit son costume ordinaire, et alla voir où Prascovia Ivanovna dormait. Il avait réfléchi à sa position, et s’était déjà tracé un plan de conduite. Il devina que sa femme avait dû être instruite par quelqu’un de son genre de vie, et que, n’ayant point voulu ajouter foi à cette dénonciation, elle était venue pour savoir ce qu’elle devait en penser. Il se croyait sûr de son fait ; il comptait avouer humblement à sa femme ses habitudes de débauche, la désarmer par un simulacre de repentir, l’attendrir par ses caresses, et l’entraîner au plus vite hors du village.

« Le jour commençait à poindre lorsqu’il s’approcha sans bruit de la chambre où se trouvait Prascovia Ivanovna. Il entr’ouvrit la porte avec précaution : le lit qu’on y avait disposé à la hâte sur un coffre n’était point défait, personne ne s’y était couché. Il parcourut la chambre des yeux et aperçut sa femme agenouillée et pleurant, les regards fixés sur la nouvelle église située en face de sa fenêtre, et dont la croix était illuminée par les rayons du soleil levant. Il n’y avait point d’image dans la chambre, il resta immobile pendant quelques instans, puis il lui dit d’un ton enjoué : « Cesse donc tes prières, ma bonne Paracha. Qu’est-ce qui me vaut cette agréable visite ? » Aucune émotion ne se manifesta sur les traits de Prascovia Ivanovna ; elle se releva, repoussa son mari, qui voulait l’embrasser, et, le cœur plein d’une légitime indignation, elle lui déclara d’un ton calme et sévère qu’elle avait vu Anoufrief et connaissait toute sa conduite. Cette déclaration faite, elle exprima au monstre, sans le moindre ménagement, l’horreur qu’il lui