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chez Stépane Mikhaïlovitch, rendent visite à ses filles : ils sont très bien reçus par Aksinia au village de Nagatkino. De là ils vont chez Élisabeta, dans sa terre de Karatiguino, puis chez Alexandra, qui réside à Karataïevo, où ils trouvent un accueil bien différent.


« C’est à la tombée du jour qu’ils arrivèrent à Karataïevo. La demeure seigneuriale avait une assez pauvre apparence ; les fenêtres en étaient basses et étroites, le plancher tellement sale, qu’on avait eu beaucoup de peine à le rendre présentable, et les trous dont il était rempli indiquaient que la maison était infestée de rats. Sofia Nikolaïevna entra dans ce lieu avec une sorte d’effroi. L’aspect qu’il présentait n’étonnera point nos lecteurs lorsque nous leur aurons fait connaître les habitudes du seigneur de Karataïevo. C’était une sorte de sauvage ; il était Kirguis dans l’âme, et employait une bonne partie de l’été à visiter les camps de ces nomades, avec lesquels il s’enivrait de koumis. Il parlait leur langue très couramment, et passait comme eux des journées à cheval. L’exercice de l’arc lui était si familier, qu’il atteignait un cerf à une très grande distance. Il se tenait le reste de l’année dans un petit cabinet qui donnait sur la cour, et restait des journées entières devant une fenêtre ouverte, même en hiver par les plus grands froids, couvert d’un manteau kirguis, en sifflant des airs kirguis et en buvant de temps en temps de l’eau-de-vie infusée d’herbes odoriférantes, ou quelque autre boisson de ce genre. Que regardait-il ainsi ? Il avait sous les yeux une partie de la cour ordinairement déserte. À quoi pouvait-il penser ? Aucun psychologue ne saurait le dire. Arrivait-il qu’une robuste paysanne traversât la cour, Karataïef lui faisait un signe de tête, auquel celle-ci répondait d’un air familier. La maîtresse de la maison, Alexandra Stépanovna, qui avait fait un accueil assez froid à Sofia Nikolaïevna, ne manqua pas de glisser à mots couverts dans la conversation des allusions blessantes auxquelles Sofia Nikolaïevna répondit avec la présence d’esprit qui la distinguait. Après le souper, on conduisit le jeune couple dans une pièce qui portait le nom de salon ; elle avait été transformée en chambre à coucher pour la circonstance. À peine Alexis Stépanovitch eut-il éteint les lumières, qu’un bruit de trot et des cris aigus se firent entendre de tous côtés ; la chambre était littéralement envahie par les rats, qui commencèrent bientôt à assiéger le lit des jeunes époux. La pauvre Sofia Nikolaïevna tremblait de peur : son mari saisit un bâton qui se trouvait sur la fenêtre, et se mit en devoir de repousser l’ennemi ; mais il avait fort à faire, les rats s’élançaient à tout instant sur le lit, et cette lutte animée ne finit qu’avec le jour. La nouvelle mariée n’avait point fermé l’œil de la nuit ; elle était pâle et défaite lorsqu’elle reparut devant ses hôtes. On aurait pu lui épargner le supplice qu’elle venait d’endurer en entourant le lit d’un rideau fixé au matelas, et jamais Alexandra Stépanovna n’oubliait de recommander cette précaution aux personnes qui passaient la nuit chez elle ; mais elle se serait reproché d’en prévenir Sofia Nikolaïevna, et se mit à rire lorsque celle-ci lui eut fait part de la terreur qu’elle avait éprouvée.

« Les deux époux quittèrent leurs hôtes au plus vite avec Aksinia Stépanovna, qui était du voyage. La jeune femme d’Alexis Stépanovitch était encore sous le coup de l’accueil qu’on venait de lui faire, lorsqu’Aksinia Stépanovna lui dit imprudemment que sa sœur avait eu probablement l’intention