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ne se payait pas de cette monnaie. Il avait donc écrit souvent à Madeleine pour savoir sérieusement où en étaient les affaires de son mari. Madeleine se garda bien de répondre la vérité. Toutes ses lettres parlaient d’Urbain et de ses succès. On l’appelait par-ci, on le demandait par-là. De sa conduite, pas un mot, si ce n’est des éloges. Le père Noël hochait la tête. — C’est singulier, disait-il, il n’y a que l’Opéra où l’on n’appelle jamais cet homme qu’on appelle partout!...

Les répétitions achevées et l’œuvre mise en état de faire figure sur la scène, Urbain fut invité à passer huit jours au château de M. Le duc de R..., qui devait réunir un nombre considérable de gens du monde pour cette solennité musicale. L’invitation était pour Urbain seul; il partit seul. Lentement, et par l’effet de ses habitudes de plus en plus dissipées, il avait séparé sa vie de celle de sa femme, qu’il renfermait dans le cercle du ménage. Le duc de R... ne soupçonnait même pas l’existence de Madeleine. Le château qu’il possédait à quelque distance de Paris était alors habité par une brillante compagnie, qui mit une politesse exagérée à recevoir Urbain. On montait à cheval presque tous les jours; on se promenait en calèche et on préludait à la représentation de l’opéra par de petits proverbes improvisés dont la direction lui était confiée. Urbain, tout entier aux douceurs de cette existence pour laquelle il ne doutait pas qu’il ne fût né, ne se souvint de Madeleine que pour la prier de lui envoyer quelque argent. Il avait perdu noblement tout le sien à la bouillotte.

Enfin arriva le grand jour de la représentation du Bouquet de Jacqueline; tel était le titre de l’opéra du marquis. La société brillante qui remplissait le salon, belles dames chargées de diamans et beaux messieurs chamarrés de croix, applaudit fort les paroles, qui étaient de l’un des siens, et le compositeur prit pour lui la plus grosse part de cet enthousiasme. On le complimenta, et il soupa en compagnie de princesses que de grands laquais attendaient aux portes du château. Ce soir-là, Madeleine avait vendu pour payer un fournisseur un pauvre petit châle de cachemire que le père Noël avait mis dans sa modeste corbeille de noces.

Après deux ou trois jours passés au château du duc de R..., en compagnie de jeunes gentilshommes qui tous avaient cinquante mille francs de rente, Urbain Lefort, de plus en plus fasciné, reparut au café Cardinal; il portait la tête comme un triomphateur. Il n’y avait pour lui qu’une chose au monde : c’était le Bouquet de Jacqueline, et il se faisait voir sur le boulevard par complaisance. Il donna un grand dîner aux artistes qui avaient chanté et à son collaborateur. Le soir, il demanda à sa femme si le directeur de l’Opéra n’était pas venu chez lui. Cette question décida Madeleine à tenter un dernier effort pour venir en aide à cette ambition aveugle. A sa