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masses insurgées, et c’est ce qui explique l’acharnement de la lutte. Faut-il dire que tout soit fini par suite de ces succès des armes anglaises ? Ne serait-ce point oublier trop vite et imiter avec trop de légèreté ceux qui niaient la gravité de l’insurrection au moment où elle commençait ? Le journal anglais le plus répandu peut faire aisément de l’ironie en déclarant que l’Angleterre n’est plus obligée désormais de céder Corfou ou Malte pour obtenir le concours des puissances continentales. Parce que l’Angleterre n’aura point à rendre Corfou, Malte ou Gibraltar, sur la simple sommation des singuliers plénipotentiaires qui lui demandaient ces places de sûreté, cela ne veut point dire qu’elle soit au bout de ses efforts. Matériellement, l’insurrection a reçu de mortelles blessures et ne vit plus sans doute que par tronçons. Tout n’est point fini cependant, lorsqu’il reste à décider comment on pourra occuper, contenir et préserver l’Inde dans l’avenir, lorsque la désertion et le désarmement ont entraîné la dissolution de toute une force militaire. Qu’on remarque en effet que le licenciement et la défection ont emporté soixante-quinze régimens d’infanterie, plus de vingt régimens de cavalerie, une artillerie nombreuse, toute l’armée irrégulière d’Oude, le contingent de Gwalior, d’autres contingens encore. Tout n’est point fini lorsqu’on a vu se projeter de sinistres lumières sur des vices d’administration qui n’ont pas été étrangers au dernier soulèvement, et lorsqu’il ne reste plus qu’à soumettre à un remaniement complet tout le système de gouvernement des Indes. Voilà ce qui reste à faire, et ce n’est pas une petite œuvre léguée tout d’abord à l’année qui commence, puis aux années qui viendront.

Quant à la Russie, elle entreprend aujourd’hui un travail qui n’est pas moins délicat et qui est aussi difficile que la pacification d’un empire : c’est l’affranchissement régulier de toute une classe d’hommes par l’abolition progressive du servage. Certes, si une telle pensée, même accomplie avec lenteur, résumait une politique, elle suffirait pour honorer un règne. Lorsque l’empereur Alexandre II est monté sur le trône des tsars, on s’est plu à lui attribuer cette pensée de chercher dans le développement intérieur de la Russie comme une compensation des désastres de la guerre. De là sans doute le rescrit qui vient d’être mis au jour. Ce n’est point encore, il est vrai, un acte d’une portée bien décisive. Le paysan se trouvera placé dans un état transitoire qui ne sera ni la liberté ni le servage complet, et cet état transitoire pourra se prolonger assez longtemps. De plus, la mesure ne s’applique qu’aux trois provinces de Vilna, de Kowno et de Grodno, qui appartiennent à la Lithuanie et ne comptent point parmi les plus riches provinces de l’empire. Il y a néanmoins dans cet acte de l’empereur Alexandre la marque d’une politique intelligente et relativement libérale. En payant, durant ce régime transitoire, une somme qui ne pourra dépasser la valeur de son enclos, le paysan deviendra propriétaire de cet enclos, de la maison qu’il habite, et les droits de condition libre lui seront en même temps acquis. En outre, il sera alloué en usufruit à chaque paysan un lot de terre suffisant pour le faire vivre et pour lui permettre de remplir ses obligations en impôts ou redevances, soit envers l’état, soit envers le propriétaire. Le paysan pourra s’acquitter envers ce dernier en argent ou en travail personnel. Malheureusement il reste la réalisation. Quand de telles mesures se produisent,