Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À peine était-il entré chez elle, avant qu’il eût dit un seul mot, elle s’est doutée qu’il venait de ma part. Elle ne le lui a pas témoigné, mais sa pâleur est devenue plus grande, ses yeux se sont éteints, elle a été obligée de se retenir à la cheminée pour ne pas tomber.

Tu juges dans quelle situation j’étais. Je ne voulais pas que Charles B… put lire au fond de mon cœur, je voulais qu’il crût que ma curiosité provenait de cet intérêt qu’on porte encore à une femme qu’on a aimée et qu’on n’aime plus. C’est avec toi seul que je sens, que je pense, que je respire à visage découvert. Il fallait donc ne me point livrer, ne point risquer un mot qui parût un outrage envers ma femme, écouter plutôt qu’interroger, et ne point paraître me complaire dans un entretien dont je dévorais chaque mot. J’y suis parvenu. Charles est un homme de cœur. Je suis sûr de lui avoir inspiré beaucoup de mépris pour moi.

S’il m’avait vu ému, troublé, il m’aurait ménagé peut-être. Me voyant calme et presque indifférent, il a été sans pitié, il m’a parlé d’elle avec attendrissement, avec respect ; il l’a élevée pour m’abaisser. Comme je lui savais gré, à part moi, du plaisir qu’il prenait à me la vanter ! Jamais vengeance n’a été si douce à celui qui l’a subie.

Tout ce que j’ai entendu se presse dans ma pauvre tête. Mes idées se croisent, s’entre-choquent ; mes sentimens sont obscurs et tumultueux. Je ne suis plus à moi-même. Je reprendrai la plume ce soir, quand j’aurai mis un peu d’ordre dans mon esprit et dans mon cœur.

Un mot seulement. Tu sais à quelle hauteur je l’avais placée pour l’admirer et l’adorer : elle est plus haut encore, elle est plus près du ciel.

Comment puis-je différer un instant à te dire ?… Non, non, c’est impossible. À ce soir.


Même jour, neuf heures du soir.

Je m’étais préparé à vivre pendant ces trois heures pour ainsi dire en dehors de moi-même, à sourire à ma femme, à caresser l’enfant, à paraître insouciant, sinon joyeux. J’étais loin de croire qu’au milieu même de ce cercle chéri on allait encore s’occuper de Louise.

Nous venions de sortir de table, et ma femme me versait le café pendant que l’enfant jouait dans les bras de sa grand’mère. Je me tenais assis et les yeux fermés. Tout à coup ma femme me dit : « Tu ne sais pas, Francis ? nous avons eu une petite querelle ce matin, bonne maman et moi. — Et à quel propos ? dis-je d’un air distrait. — À propos de cette jeune fille que j’ai vue l’autre jour par ha-