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mouillée beaucoup plus près de terre que la Truite. Tout à coup des cris douloureux se font entendre du côté où le récif forme une chaussée à fleur d’eau entre Tonga-Tabou et Panghaï-Modou. Nous nous précipitons en désordre vers la plage. Là nous reconnaissons d’où viennent les cris qui nous ont émus. Un voleur a été poursuivi par quelques-uns de nos marins laissés à la garde des canots. Arrivé sur la lisière du bois, ce voleur a trouvé de nombreux auxiliaires. Nos hommes se voient à leur tour contraints de prendre la fuite. Un d’eux vient d’avoir la tête fendue d’un coup de massue. Les sauvages se pressent autour de lui pour le dépouiller. Nous volons à son secours ; mais, venus sans méfiance à terre, nous étions sans armes. L’aumônier seul de la Durance avait un fusil chargé avec de la cendrée. Répugnant à se servir de cette arme, même pour sa défense personnelle, il l’avait remise à l’un de nos officiers. Nous tous nous n’avions que des bâtons. La partie était donc bien loin d’être égale entre nous et nos adversaires. Bientôt un des nôtres eut la mâchoire fracassée, un autre l’épaule traversée d’une javeline. De nouveaux assaillans arrivaient de toutes parts, et nous courions grand risque de succomber sous le nombre. Nous n’avions eu d’abord que l’infériorité des armes ; nous étions à présent cinquante à peine contre mille. Déjà une bande d’insulaires montés sur une grande pirogue de guerre s’apprêtait à nous couper de nos canots, quand un coup de canon parti de la Durance enleva tout l’avant de la frêle embarcation. Un autre boulet vint tomber comme la foudre au milieu des sauvages qui nous faisaient face. C’est la première fois que les habitans de Tonga-Tabou étaient témoins des terribles effets de l’artillerie. Ils ne résistèrent pas à cette manifestation formidable de notre puissance. L’ennemi se dispersa, et nous restâmes maîtres du terrain.

Cette fâcheuse collision, dans laquelle nous eûmes trois blessés, décida l’amiral à ne pas prolonger son séjour à Tonga-Tabou. Le regret que nous causa ce départ se manifesta par d’amères critiques. Il ne manque jamais de prophètes après coup. Bien des gens prétendirent que, si l’on eût fait sentir plus tôt aux insulaires, le pouvoir de nos armes, on eût évité cette attaque. Il fallait, disait-on, traiter les sauvages comme des enfans et leur imprimer dès l’abord une terreur salutaire. C’était ainsi, assuraient les partisans des rigueurs préventives, que Cook avait su se faire respecter partout, et qu’il était encore vénéré dans les îles de l’Océanie comme un être d’une essence supérieure. On oubliait que cette dureté inflexible à laquelle l’illustre capitaine anglais était peut-être trop enclin avait probablement causé sa mort sur les rivages des îles Sandwich. On ne peut contester sans doute que les sauvages aient un suprême respect pour la force, mais il faut se tenir en garde contre leur esprit