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grossières, nous rappelèrent les nègres de la terre de Van-Diémen. C’était, à s’y méprendre, la même race, rendue plus hideuse encore par la famine et par les passions féroces dont sa physionomie portait l’empreinte. Pauvre peuple ! il n’était pour nous qu’un objet de dégoût, quand il eût dû plutôt être un objet de pitié. Ceux qui ont vu les Nouveaux-Calédoniens, leur face bestiale, leur front déprimé, leur regard de cannibales, pourront seuls apprécier tout ce qu’il y eut de touchant dans la pensée qu’eut Mgr à Amata de leur porter en 1844 les lumières de la foi. Choisir ainsi les membres les plus déchus de la grande famille, montrer pour eux cette espèce de prédilection qu’une mère accorde au malheureux enfant disgracié de la nature, à l’être chétif ou difforme dont l’œil de l’étranger se détourne avec horreur, c’est là certes un dévouement dont les annales de l’antiquité n’ont jamais offert d’exemples, et qui ne pouvait être inspiré que par la douceur et l’humilité de la loi nouvelle.

L’amiral ne se fût arrêté que quelques jours dans le havre de Balade, si les progrès rapides que faisait la maladie de M. de Terrasson ne lui eussent inspiré la crainte de troubler, en reprenant la mer, les derniers momens d’un ami qu’il ne pouvait plus conserver l’espoir de sauver. Depuis deux mois, une fièvre lente tarissait chez le commandant de la Durance les sources de la vie. M. de Terrasson vit arriver sa fin avec la sérénité d’un sage et la douceur d’un chrétien. En mourant, il voulut nous laisser un dernier souvenir de son inépuisable bonté : non-seulement il légua toute sa bibliothèque, qui était assez considérable, à ses officiers, mais il prit soin d’en faire lui-même la répartition avec un discernement qui seul eût indiqué l’intérêt qu’il portait à chacun de nous. L’aumônier de la. Durance fut le dépositaire de la correspondance que M. de Terrasson avait échangée avec l’amiral. C’est là qu’il eût fallu chercher le secret de la blessure qui l’avait frappé au cœur. Ami sincère et dévoué, M. de Terrasson avait plus consulté ses sentimens que ses forces lorsqu’il avait entrepris ce long et périlleux voyage. Cependant son énergie le soutint jusqu’au jour où il put soupçonner que l’intrigue lui avait ravi la confiance et l’affection de son ami. À dater de ce moment, il ne fit plus que languir. M. de Bretigny essaya vainement d’effacer l’impression douloureuse dont il avait été la cause involontaire : il est un âge où l’âme, comme le corps, semble avoir perdu son élasticité où toute plaie devient un ulcère, où tout chagrin dure jusqu’à la mort. Le commandant de la Durance eut du moins la douceur, avant de s’éteindre, de savoir qu’il avait complètement dissipé des préventions qu’on ne lui eût jamais laissé entrevoir, si son amitié inquiète ne les eût devinées et obligées à se découvrir. M. de Terrasson succomba au milieu de la nuit. Les officiers de la Durance entouraient son chevet, et ce fut la main de l’amiral