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comme le temps, comme toutes les forces éternelles qui ne sont pas de l’homme, qui n’ont pas de fiévreuses impatiences et de puériles précipitations ; il procède avec lenteur et avec mesure. Oh ! comme le cœur de l’homme, ce fragile organe qui semblerait devoir être brisé en quelques minutes, peut résister longtemps ! Quelles solides et subtiles racines l’attachent à la vie ! Quelle force il a pour souffrir ! Avec quelle élasticité et quelle souplesse il rebondit contre l’adversité ! Quelle source inépuisable d’amour, quels mystérieux trésors d’affection et de bonté sont cachés en lui ! Pour dessécher cette source, pour dissiper ces trésors, il faut des années. C’est un grand martyre, pensez-vous sans doute, d’assister chaque jour, à toute heure, sans intervalle de repos, à la destruction de son propre cœur, que de le voir s’en aller par imperceptibles lambeaux comme une étoffe rongée des vers ? Lorsqu’il nous est infligé par une main humaine, celle d’un tyran domestique par exemple, ou celle d’une femme aimée, ce martyre nous paraît insupportable. Eh bien ! avec l’ennui, je vous assure, ce supplice est supportable après tout ; l’ennui n’a pas ces lourdeurs et ces maladresses de main, cette ignorance grossière, cette rudesse cruelle qui distinguent nos bourreaux humains ; lui, il panse en même temps qu’il blesse, il endort en même temps qu’il tue. Sa puissance narcotique est telle que dans mes rares heures de libre fantaisie, lorsque, pareil à l’esclave, je raillais mon maître absent, j’ai souvent pensé que les savans devraient chercher le moyen d’utiliser l’ennui dans les opérations chirurgicales qui réclament l’emploi de l’éther.

« Il a deux baumes pour apaiser l’irritation des plaies qu’il creuse dans l’âme, le mépris et l’oubli. On se console de bien des choses, je vous assure, en méprisant et en oubliant. Je vous recommande surtout le mépris comme une volupté que très peu d’hommes connaissent, et qui est une des plus délicieuses qu’on puisse goûter sur cette terre. Si un jour vous en prenez le goût, usez-en largement : c’est une volupté dont il est nécessaire d’abuser pour la sentir, et qui perd toute sa saveur lorsqu’elle est prise à petites doses. C’est, après l’amour, la plus grande volupté dont l’âme humaine soit capable ; seulement je la crois plus délicate que l’amour, plus exquise, plus distinguée, comme on dit aujourd’hui, moins à la portée de la foule grossière, moins conforme aux instincts du vulgaire. On dit que ceux qui ont aimé une fois cherchent à aimer jusqu’à leur mort ; ceux qui ont méprisé une fois ne se guérissent aussi que par la mort de cet aimable poison. Le mépris est l’auxiliaire le plus actif de la mort ; c’est celui qui, de tous nos sentimens, nous fait le mieux prendre la vie en dégoût et l’humanité en pitié. Essayez-en, et vous me direz plus tard si vous pensez qu’il soit un cœur qui puisse vivre