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la réalité devient insignifiante, et même en certains cas fausse, si elle n’est pas interprétée par l’intelligence du poète. Si donc vous ne savez pas faire la distinction entre les sujets où ce système d’une exactitude littérale peut ou ne peut pas être appliqué ; ne prenez ; ni un ciseau, ni un pinceau ni une plume : vous n’êtes et vous ne serez jamais artiste et poète.

Le théâtre de M. Dumas fils nous offre la preuve de l’assertion que nous avons avancée. Ses deux pièces les plus applaudies sont la Dame aux Camélias et le Demi-Monde. En dépit des applaudissemens qui les ont accueillies, l’une et l’autre, j’oserai dire qu’il s’en faut de beaucoup qu’elles aient toutes deux la même valeur : l’une est un vulgaire mélodrame, il a manqué peu de chose à la seconde pour qu’elle fut un chef-d’œuvre. Pourquoi ? Parce que M. Dumas a appliqué le même système, à deux sujets qui demandaient à être traités d’une manière différente. Le sujet de la Dame, aux Camélias est le plus beau des deux, le seul qui soit poétique. Certes l’héroïne de ce drame n’est pas un personnage d’une nature très élevée ; elle est placée, on peut le dire, dans la condition la plus basse et la plus dégradée, le monde dont elle est entourée est la vulgarité même. L’auteur doit-il appliquer à ce sujet le système d’exactitude dont nous parlions tout à l’heure ? Oui, s’il veut représenter la vie habituelle de l’héroïne ; non, s’il veut représenter la situation exceptionnelle où il l’a placée. Oui, s’il veut, représenter en elle le métier, l’industrie, la courtisane salariée en un mot ; non, s’il veut représenter la femme passionnée, la courtisane amoureuse. Le daguerréotype pourra bien me reproduire les scènes successives de la vie de Marguerite Gauthier ; ce qu’il ne saura jamais m’exprimer, c’est la passion naïve qui s’est emparée d’elle tout à coup. Ici la reproduction de la réalité ne me suffit plus : il faut que l’intelligence de l’auteur intervienne pour me faire comprendre cette passion. Si le génie du poète ne se met pas de la partie, son drame ne m’intéressera pas beaucoup plus que toutes les histoires de suicide par amour que nous pouvons lire dans les faits divers recueillis par les journaux. Marguerite Gauthier est intéressante, non pas parce qu’elle est courtisane, mais parce qu’elle aime, et qu’aimer est pour elle une condition exceptionnelle. Le principal intérêt de la pièce devait donc se porter sur cette condition exceptionnelle Là était le point saillant qu’il fallait mettre en lumière. Qu’a fait M. Alexandre Dumas fils de cet admirable sujet, si propre à tenter un vrai poète ? Il a voulu rester fidèle à la réalité, il n’a voulu rien laisser perdre de ce qu’il avait vu et entendu. En conséquence il a multiplié les personnages et les incidens, il a entouré Marguerite Gauthier de toutes les vulgarités qui composaient sa vie habituelle. Non-seulement il n’a pas songé, un instant à agrandir et à transformer les