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n’avait rien de bien rassurant ; nous étions sans doute observés. Le canot continua néanmoins de glisser plus silencieusement que jamais. Lorsqu’il parvint devant la partie centrale de la façade du fort, la lumière disparut, et on entendit très clairement un son de voix semblable à un commandement. Une détonation inattendue, qui nous fit tous bondir sur notre banc, servit d’accompagnement au posage de la troisième bouée ; une flamme soudaine éclaira, comme en plein jour, notre embarcation, et un obus passa au-dessus de nos têtes avec un ronflement si fort qu’il dut presque nous effleurer. Les hommes se couchèrent instinctivement sur leurs avirons ; il fallut l’injonction réitérée de l’officier pour les faire revenir de leur surprise. Une vive fusillade succéda à ce coup de canon, et par un hasard providentiel pas une balle ne nous atteignit. Elles tombaient autour de nous avec un bruit pareil à celui que ferait une pierre lancée à l’eau d’une grande hauteur.

Nous pouvions, à notre estime, être à moins de cent mètres de la forteresse. S’éloigner en toute hâte était le conseil que dictait la prudence, car continuer les sondages, c’eût été, sans nécessité absolue, vouloir exposer la vie des hommes ; l’ennemi, nous voyant de nouveau rôder aux environs, n’eût pas manqué d’allumer un feu pour éclairer la rade et nous punir de notre obstination. Que serait-il arrivé si ses pièces nous avaient accueillis avec de la mitraille ? Pas un seul de nous n’en serait revenu, et il est plus que probable que si l’on se fût attendu à notre visite, les canons n’eussent pas été chargés avec des projectiles pleins. Pendant que nous battions en retraite, les tirailleurs français s’étaient avancés jusqu’au village incendié, s’abritant derrière les pans d’une muraille que l’incendie avait laissés debout ; là, se faisant un point de mire de la fusillade russe, ils commencèrent un feu nourri qui détourna utilement l’attention de l’ennemi.

La brume, qui couvre si fréquemment la Mer-Noire, vint nous gêner dans la dernière partie de notre course nocturne. Ne pouvant plus voir les fanaux allumés à bord de la Dévastation, et sur lesquels nous devions régler notre marche, nous éclairâmes le compas, qui pouvait seul nous servir de guide ; mais le vent éteignit la lumière, et le fer des fusils empêcha l’aiguille de marquer. Il fallut marcher au hasard et se décider à demander au premier bâtiment de l’escadre que nous abordâmes de nous indiquer le mouillage des batteries flottantes.

Ainsi se termina cette expédition, dont les résultats étaient suffisans pour permettre au commandant de Montaignac de Chauvance de déterminer le point probable de son embossage. Lorsque le matin l’ennemi vit les trois bouées de la Dévastation, il dut se dire que