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sa marche, elle gagna heureusement le chenal balisé, et se rendit dans la Mer-Noire, où elle prit, perpendiculairement aux ouvrages avancés, un mouillage très propre à la défense, la Tonnante, plus rapprochée de terre, fut des trois batteries flottantes celle qui eut le choc le moins dur à supporter ; elle ne dériva que de 800 mètres. Tous les bâtimens, sans exception, suivirent le mouvement des glaces. À onze heures du matin, ils avaient repris leur immobilité, et aucun événement malheureux, aucun abordage n’était à regretter. Cette scène, assurément des plus curieuses et des plus saisissantes qu’il soit donné à un navigateur d’admirer, devait nous apparaître une seconde fois, plus magnifique encore, et nous faire sentir aussi plus vivement peut-être l’impuissance des hommes devant les élémens déchaînés.

Le 13 décembre, la glace avait repris ; le lendemain, elle entourait notre carcasse de fer. À partir de ce moment allait se dérouler une suite de spectacles nouveaux pour des hommes aussi peu habitués que nous aux curieux effets de l’hiver dans ces froides régions. Je vois encore le Milan revenant de Varna, porteur du courrier et des provisions, par une température de 20 degrés et une mer assez grosse. Sa coque n’est plus visible ; les lamés l’ont revêtue d’un riche manteau de pendeloques, plus brillant et plus pur que le cristal. Les tambours ressemblent à une cascade à demi congelée, lançant ses flots d’écume au milieu d’innombrables fuseaux de verre filé ; les rayons blanchâtres du soleil miroitent à travers cet édifice de glaçons transparens, vrai palais de cristal des contes de fées.

D’Otchakof à Kinburn, on peut traverser à pied sec. Ce fut ce que voulut un jour nous prouver un soldat russe que nos factionnaires épiaient depuis longtemps. Parti avec quatre de ses compatriotes, il fit avec ceux-ci une bonne portion du chemin, dirigeant ses pas bien au-delà de nos avant-postes. Ses compagnons le quittèrent bientôt pour retourner sur leurs pas, le laissant seul continuer sa route. La Dévastation signala sa présence par le télégraphe. Les matelots de la Tonnante furent autorisés à se mettre à la poursuite de ce militaire, qui pouvait être un envoyé porteur d’ordres pour le commandant des troupes russes, qu’on supposait campées très près de nous. Plus alertes que le chamois, plus légers que la gazelle, les matelots, le fusil sur l’épaule, commencèrent une course que le chemin glissant et inégal ne ralentissait pas. Le soldat russe ne se pressa pas beaucoup d’abord ; mais, jugeant au bout de quelques minutes qu’il perdait du terrain, il se mit à courir. Comme il portait des souliers ferrés à glace qui lui assuraient l’équilibre, il eût pu, sinon échapper, du moins donner le temps aux Cosaques vers lesquels il s’avançait de l’apercevoir et de venir à son secours. Un coup de fusil tiré par le moins éloigné de nos marins l’avertit qu’il y