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femmes avec eux. Ces aventuriers conclurent des alliances avec les Françaises, et adoptèrent, avec le temps, les mœurs de la contrée qu’ils avaient soumise. Ils étaient donc pour la plupart Celtes par leurs mères, Celtes, Romains ou Germains du côté de leur père, car cette bande d’envahisseurs se composait de races mêlées. Des Bretons, des Flamands, des Wallons et d’autres encore grossirent l’armée du conquérant. On voit par là que l’invasion normande n’apportait point.en Angleterre un sang nouveau : tout au plus y avait-il une légère différence dans la nuance du germanisme. C’étaient plutôt des Franks que des Angles. Eh bien ! si hétérogène que fût ce mélange, l’accession des Normands n’en exerça pas moins les plus graves et les plus heureuses conséquences sur la genèse du peuple anglais. Environ un siècle après la descente de Guillaume, lorsque la violence de la conquête eut fait place à un régime plus doux, cet élément étranger donna la forme à toute la masse jusque-là diffuse et incohérente. Ce fut alors qu’apparut un type national qui n’a jamais eu rien de semblable dans l’histoire. Il arriva en grand et dans un autre ordre de faits ce qui se passe sous la main du chimiste, quand un dernier réactif imprime un cachet d’achèvement à un sel ou à un cristal en voie de composition. Huit siècles se sont écoulés depuis ce temps-là, et le temps n’a fait qu’affermir l’originalité puissante de cette race, qui se distingue de toutes les autres par les mœurs, par le caractère, par les traits extérieurs. Ce spectacle est grand, il me frappe : il est beau de voir avec quel soin et à travers quelle série d’événemens la nature travaille de longue main à former les peuples destinés à exercer une influence sur la civilisation. L’histoire de tels peuples est écrite en germe dans leur organisation physique ; mais encore faut-il que cette organisation soit forte, riche, variée. Les races indigènes qui couvraient à l’origine le sol de la Grande-Bretagne étaient trop faibles pour répondre aux vues de la providence sur ce groupe d’îles ; elles sont conquises, refoulées et en partie détruites : les Saxons les remplacent. Les Saxons à leur tour sont impuissans par eux-mêmes à engendrer l’Angleterre, tantœ molis erat romanam condere gentem ! Ils sont envahis par les Danois ; les uns et les autres se combattent d’abord, puis ils finissent par se confondre dans une même race. Cela ne suffit point : les Normands arrivent, et leur accession réalise enfin le type de peuple vers lequel aspirait depuis si longtemps la nature. Cette création matérielle et morale exige dans le cours des siècles des efforts gigantesques, des sacrifices humains ; mais catastrophes, révolutions, déluges de peuples entassant couche sur couche, ossemens sur ossemens, rien n’arrête, rien ne déconcerte le développement calme et majestueux du progrès.