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grandeur de la nation, même quand on fait semblant de croire à sa décadence. « L’Angleterre toujours ! » England for ever ! c’est le cri de guerre, c’est la voix du sang britannique. Rien ne coûte d’ailleurs pour assurer à cet être de raison une sorte de domination morale. J’ai vu des Anglais déplorer certains faits de la guerre de l’Inde, les sacrifices d’hommes et d’argent qu’elle impose, les causes qui l’ont provoquée ; mais parmi ceux mêmes qui professent cette opinion, il n’en est peut-être pas un seul qui ne soit d’avis que la Grande-Bretagne doit vaincre à tout prix, et cela pour ne point perdre son prestige en Europe. L’Anglais ne se dévoue qu’à l’Angleterre. Une telle préoccupation du sentiment national ne dispose point les insulaires de la Grande-Bretagne à une sympathie très vive pour les étrangers. Il y a pourtant des cas où le caractère se dément, et l’une de ces exceptions, est si honorable, que je dois la citer : devant une cour de justice, l’intérêt des juges et du public est toujours en faveur de l’étranger ; chacun est alors d’avis que la loi doit protéger celui que la terre natale ne protège point.

Un autre trait caractéristique de la civilisation anglaise, c’est la division du travail. Je ne parle point seulement du principe économique, je parle d’un fait et d’une disposition marquée dans la race. Chacun se renferme avec une sorte de scrupule dans le cercle de ses attributions et de ses connaissances. Il y a dans le royaume-uni très-peu d’esprits universels, mais vous y trouvez beaucoup de talens spéciaux. Il existe des peuples qui devinent ou qui croient deviner beaucoup de choses : l’Anglais, lui, ne sait que ce qu’il a appris, et il le sait bien. L’éducation fortifie de bonne heure la racine de cette inclination naturelle. Dans la Grande-Bretagne, l’instruction des enfans se propose un but, et ce but est la carrière que le jeune homme doit parcourir un jour dans le monde. On arrive à faire ainsi des élèves à facultés fortes et pratiques. Cette méthode professionnelle offre, il est vrai, des inconvéniens à côté des avantages : elle limite l’horizon des connaissances humaines à un domaine tout personnel ; mais ce domaine se laisse mieux explorer. Une telle hiérarchie des fonctions devait beaucoup simplifier l’exercice des libertés publiques. Les Anglais ont compris leur société comme une grande machine dont les mille ressorts se meuvent sans empiéter sur le rôle des autres organes, et concourent à réaliser par le jeu des forces différentes la plus grande somme de production et de bien-être. C’est à Londres qu’il faut étudier la formation naturelle d’une grande ville : là il est curieux de voir comment les diverses industries, les diverses professions libérales se sont groupées dans des quartiers limités. Cette agrégation des semblables n’a été ni fortuite, ni imposée ; elle s’est faite en vertu des lois qui déterminent