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des deux êtres qu’il chérissait le plus au monde, tel était le rêve que le marin avait caressé pendant les longues heures de la route du retour. Faut-il dire que ce qu’il avait vu jusqu’à ce jour des relations des deux jeunes époux était venu en quelque sorte renverser ses espérances? Lui qui connaissait dans ses plus profonds replis l’âme de Marmande, du premier coup d’œil il avait compris que l’obéissance aux lois de l’étiquette ne suffisait point à expliquer la froideur qui régnait entre le comte et sa jeune femme. Anna ne serait-elle pas heureuse? George n’aurait-il pas compris ce cœur capable des plus sublimes dévouemens? Tel était le problème dont la solution oppressait l’esprit du marin, quand l’arrivée de la calèche vint l’arracher à ses méditations.

Pour continuer notre rôle de fidèle historien, nous n’aurons à signaler dans le récit de cette journée ni âne broutant les chapeaux de paille, ni crapaud gastronome s’asseyant à la table du festin, catastrophes qui semblent aux détracteurs des plaisirs champêtres inséparables de tout repas sur l’herbe. La table dressée par les soins de Laverdure et de Verdurette, couverte du plus beau linge damasé, chargée de cristaux et d’argenterie, présentait une série d’œuvres culinaires aussi appétissantes au regard qu’au goût; un bataillon de bouteilles qui allongeaient leurs cous noirs sous une croûte de glace annonçait que les liquides seraient servis à la saine température prescrite par les classiques de la table. Si l’ordonnance matérielle du repas devait satisfaire les convives à tous égards, leurs jouissances moins substantielles n’avaient pas été négligées. Un chêne centenaire protégeait la table du vert feuillage de ses vastes rameaux, et de la petite éminence sur laquelle elle était placée, on planait à perte de vue sur la surface des étangs, miroir tranquille dont le sillage d’un oiseau aquatique ou le saut d’un poisson venait seul rider la surface. Dirons-nous que l’appétit des convives, surexcité par la route, confondait dans un égal oubli les merveilles du paysage et l’excentricité du costume de M. Cassius, et qu’il fallut que ce dernier exprimât le regret de ne pas avoir complété le repas en faisant venir de Londres un plat de grouses, pour que M. Desbois, se rappelant ses promesses de la route, pensât à réjouir la compagnie en excitant M. Cassius à donner carrière à ses ridicules?

— Des craquoses? répéta l’homme grave, qui, après un instant de profonde méditation, ajouta : — Je ne connais pas.

— Des grouses, mon cher; vous ne connaissez pas cela. Français né malin que vous êtes, reprit Cassius d’un ton de complaisante supériorité. Je suis persuadé que mon ami sir Josias Moidart, baronnet, se fut fait un plaisir de m’expédier à ma première requête une bourriche de ces délicieux oiseaux; mais le temps m’a manqué.

— Et c’est vraiment dommage, car je puis vous assurer, mes-