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morale et en philosophie : il en a de très importantes dans la littérature, et dans les arts. Se connaître soi-même n’est pas seulement le commencement de la sagesse et le principe de toute vertu, c’est aussi le commencement de toute intelligence et le principe de tout talent. Le premier devoir de l’artiste ou du poète est de découvrir la force particulière que la nature a mise en lui ; son second devoir est de ne pas laisser cette force oisive, pour courir après des qualités qu’il ne possède pas et qu’il ne possédera peut-être jamais. Ni l’un ni l’autre de ces devoirs n’est facile à exécuter. Il n’est pas toujours aisé de découvrir la force originale qui est en nous, surtout dans une époque de civilisation vieillie et compliquée comme la nôtre, où la spontanéité de nos instincts est comprimée par mille tyrannies artificielles. Notre éducation, nos préjugés, le milieu social dans lequel nous vivons, les modes et les engôuemens dont nous subissons l’influence, le despotisme de la tradition, les souvenirs de nos innombrables lectures, concourent à dérober à nos poursuites cette force si mystérieuse déjà et si bien cachée. Il faut un singulier courage pour oser tenter la conquête de notre originalité ; il en faut un plus grand encore pour nous contenter d’être ce que nous sommes et pour ne rien désirer au-delà. Une fois qu’il a découvert son originalité et trouvé sa voie, l’artiste a besoin d’une très rare modestie pour n’être pas tenté de mentir à sa nature et de franchir les limites qui lui ont été imposées. Ce ne sont pas les qualités qu’il possède qui lui semblent désirables, mais celles qu’il ne possède pas. On a beaucoup parlé en tout temps de l’ingratitude des fils qui désavouent leurs pères, et de la vanité des gens qui se parent de titres qu’ils n’ont pas ; mais la critique a-t-elle jamais assez flétri l’ingratitude des artistes envers la nature et la lâcheté qui les empêche de se montrer tels qu’ils sont ?

Non-seulement cette ingratitude et cette lâcheté ne sont pas punies, mais elles sont encouragées par la critique et par le public. Il existe chez le peuple français une disposition d’esprit qui n’existe chez aucune autre nation. Le peuple français, qui depuis tantôt deux siècles et demi est atteint de très grandes infirmités littéraires, du mal de la phrase par exemple et de la littérature pompeuse, est toujours disposé à réclamer du poète autre chose que ce qu’il sait et ce qu’il peut faire. Notre public, qui est resté très classique et très académique malgré tous les efforts des romantiques, croit à la distinction des genres. Il ne juge pas des œuvres d’art d’après leur excellence, mais d’après le genre auquel elles appartiennent. Il dénigre volontiers ce qui l’amuse et exalte ce qui l’ennuie. Il classera volontiers Gil Blas ou Manon Lescaut par exemple dans la littérature secondaire, mais en revanche il accordera toute son admiration