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d’ordinaire un artiste de langue, que le souci du vrai seul le préoccupait, que le beau résultait de l’ensemble et de la direction de son œuvre sans que l’auteur y pensât. M. Cousin s’est imposé des conditions plus étroites. On ne peut nier que le soin du style n’entraîne de grands sacrifices de la pensée. Bien écrire en français est une opération singulièrement compliquée, un compromis perpétuel, où l’originalité et le goût, l’exactitude scientifique et le purisme tirent l’esprit en sens inverse. Un bon écrivain est obligé de ne dire à peu presque la moitié de ce qu’il pense, et s’il est, avec cela, un esprit consciencieux, il est obligé d’être sans cesse sur ses gardes pour ne pas être entraîné par les nécessités de la phrase à dire bien des choses qu’il ne pense pas. L’éloquence d’ailleurs, comme l’entendit M. Cousin, a des exigences impérieuses. Toutes les doctrines ne sont pas également éloquentes, et je crois bien que plus d’une fois M. Cousin a dû se laisser entraîner vers certaines opinions autant par la considération des beaux développemens auxquels elles prêtaient que par des démonstrations purement scientifiques. Ce n’est point là une critique, car le beau est après tout une des marques de la vérité ; mais sans doute on eût fort étonné Descartes, si on lui eût dit qu’un jour la philosophie la plus vraie serait celle qui pourrait s’exprimer par les plus belles phrases, et que le tour oratoire qu’une doctrine est susceptible de revêtir passerait pour un argument en sa faveur.

La carrière politique que M. Cousin parcourut avec de si brillans succès contribua bien plus encore à limiter sa liberté philosophique. Si le monde était conduit seulement par les idées, ce serait au philosophe de le diriger ; mais le tissu des affaires humaines est composé de toute autre chose. De plus en plus les intérêts obtiennent dans la direction de ce monde une voix prépondérante. L’ignorance, la sottise et la méchanceté tenant aussi une place considérable dans la marche des événemens, se mettre aux prises avec les choses humaines, c’est s’obliger à tenir compte d’une foule d’élémens fort peu philosophiques : la profondeur d’esprit et la hauteur métaphysique sont, en pareille matière, d’un assez mince usage. Le milieu où s’agite la politique est humble : l’humanité, dans son ensemble, représente un homme de moyenne capacité, égoïste, intéressé, assez souvent ingrat ; il faut que l’homme pratique soit humble aussi. Les hautes visées ne feront que l’égarer. Voilà pourquoi les grands hommes n’agissent guère dans le monde que par leurs défauts ou leurs petits côtés. L’homme tout à fait détaché des faiblesses de la terre serait impuissant, puisqu’il n’y aurait plus aucune commune mesure entre lui et le milieu médiocre ou pervers où il se trouverait égaré.