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aperçue de ta présence ? Tu crois que cette boisson que je voulais lui faire prendre lui a été funeste, je te jure par le nom d’Allah (qu’il me fasse mourir si je mens !) que c’était la seule chose qui pût le sauver. Et tiens, ajouta-t-elle en ramassant le flacon brisé, mais au fond duquel étaient encore deux ou trois cuillerées de contre-poison, tiens, en voilà encore ; regarde ce que j’en fais. — Et elle les but à grands traits.

Ismaël la considérait avec étonnement, et le doute était visiblement écrit sur son visage ; mais cela ne suffisait pas. Il fallait absolument le ramener, ou du moins gagner du temps, ne fût-ce qu’un jour.

— Ecoute encore, dit, Zobeïdeh. Tu es un enfant au-dessus de ton âge, et je vois bien que les malheurs qui nous ont frappés depuis quelque temps ont fait naître dans ton esprit des soupçons que je crois fondés, puisque je les partage. Tu te trompes seulement en les reportant sur moi. Je crois qu’il s’est passé ici, je crois qu’il s’y passe encore des choses terribles. Il y a longtemps que j’y pense, et jamais je n’en ai dit un mot à personne, car il me serait impossible de rien découvrir si je laissais percer mes doutes ; mais, puisque toi aussi tu as des soupçons, sache que je crois être sur la trace des crimes et des criminels. Quelques jours de silence, et je te montrerai le fond de tant d’iniquités. Promets-moi seulement de ne rien dire à qui que ce soit d’ici à huit jours. Me le promets-tu ?

Quelque clairvoyant que soit un enfant, ce qu’il voit lui apparaît comme une série de tableaux isolés les uns des autres, dont il n’a pas encore appris à reconnaître le lien commun, l’ordre, l’enchaînement. Ismaël ne comprit rien aux projets de Zobeïdeh ; il ne savait sur qui elle arrêtait ses soupçons, ni pourquoi le silence était nécessaire. Deux choses le frappèrent : la première, ce fut qu’une grande personne partageait ses soupçons, et cela flatta sa vanité enfantine en mettant son esprit en repos. En second lieu, Zobeïdeh avait bu ce qu’elle avait voulu faire prendre à son frère. Il se félicita ensuite de n’avoir plus à porter le poids de ses soupçons que pendant huit jours. Après un moment de réflexion, il fit enfin la promesse exigée.

Quoiqu’en partie rassurée, Zobeïdeh n’osa pas ce jour-là s’éloigner d’Ismaël, tant elle craignait qu’il ne fît part à d’autres de ce qui venait de se passer entre eux. Cette inquiétude eut pour résultat de lui faire oublier Ahmed, sa mort, et ce qu’elle-même avait souffert en y assistant. L’image de Maléka ne viendrait-elle pas cependant se placer entre le crime de Zobeïdeh et sa future victime ? Jusqu’ici, la malheureuse n’avait encore frappé que ses ennemis :