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ses ulémas et ses derviches, la mosquée et le teke, l’église et le cloître[1]. »

« Non, dit à son tour M. Henri Mathieu dans la Turquie et ses différens peuples, c’est à tort qu’on a prétendu que le corps des ulémas paralysait le gouvernement et empêchait les réformes. Si le gouvernement et la loi ne sont pas complètement atrophiés à l’heure qu’il est, la Turquie en est redevable à ce corps si peu connu, qui fait ce qu’il peut pour accélérer le progrès, et personnifie ce qui reste de mouvement dans la société musulmane… L’influence de l’uléma tient à ce que dans la nuit et le silence qui règnent sur l’islam, l’unique point lumineux qui rayonne et l’unique voix qui se fasse entendre viennent de ses collèges[2]. »

Si le mal de la Turquie n’est ni dans le Coran, qui est la source de toute perfection, ni dans les ulémas, « qui sont l’unique point lumineux qui rayonne en Turquie, » où donc est-il, et d’où vient l’incontestable décadence du pays ? Il faut en revenir ici aux maximes des historiens et des publicistes de l’antiquité. Quand un peuple était en décadence, ils ne s’en prenaient ni à ses institutions, ni à ses lois, ni à ses prêtres, ni à ses magistrats ; ils s’en prenaient à tout le monde, c’est-à-dire aux mœurs de la société. Sparte a été fondée pour être guerrière et pauvre. Sparte s’est enrichie et amollie ; elle est en décadence : quoi de plus simple ? La république romaine périt, non à cause de ses tribuns et de ses consuls, mais parce que les mœurs se sont corrompues. Toutes les lois sont bonnes avec de bonnes mœurs, et toutes sont mauvaises avec de mauvaises mœurs. Les lois sont ce que les font ceux qui les pratiquent. Je veux bien croire avec M. Viquesnel que le Coran est essentiellement libéral et progressif : les Turcs alors n’en sont que plus coupables d’être si mal avec de si bonnes lois. Pourquoi ne pratiquent-ils pas le Coran ? — Tous les chrétiens, me dira-t-on, pratiquent-ils l’Évangile ? Les musulmans ont encore plus de foi que les chrétiens. — Soit ! Qu’on m’explique alors comment la chrétienté, avec une si médiocre pratique de l’Évangile, est encore si forte et si puissante, et pourquoi la Turquie, avec une si grande foi dans le Coran, est si faible et si languissante ? La question ne tient ni au Coran ni à la foi qu’on y a ou qu’on n’y a pas. La question tient aux mœurs. Si la société turque avait de meilleures mœurs, si elle revenait aux habitudes patriarcales de la société orientale, si les pachas pillaient moins, leurs administrés, si les juges vendaient moins la justice, si le Turc consentait à travailler la terre ou à faire le commerce au

  1. Voyage dans la Turquie d’Europe, page 164.
  2. La Turquie et ses différens peuples, par M. Henri Mathieu, t. II, p. 194-195.