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un seul point une semblable masse d’hommes, ou qu’il aurait laissé les trois quarts de son monde inactifs dans la ville, alors qu’en multipliant ses efforts il aurait multiplié les chances de défaite pour l’armée romaine, déjà fort compromise[1]. Nous n’avons pas ici d’explication plausible à trouver dans l’organisation du commandement, le caractère du chef, les dispositions des soldats. Une seule se présente à l’esprit, nous l’avons déjà indiquée : Vercingétorix n’avait pas 80 000 hommes.

Ce chiffre n’est donné qu’une seule fois par César, et encore d’une manière indirecte. C’est Vercingétorix qui, en renvoyant ses cavaliers, les charge d’encourager leurs tribus à ne pas laisser périr 80 000 guerriers, l’élite de la Gaule, enfermés dans Alesia. L’assertion serait-elle plus positive et plus directe, qu’on pourrait ne pas s’y arrêter. Il n’y a rien de plus difficile que de connaître exactement le nombre de combattans que l’on a devant soi. Outre l’incertitude inévitable des appréciations, il faut encore tenir compte de la disposition naturelle de tout chef d’armée à « voir double[2], » comme disait Napoléon, c’est-à-dire à s’exagérer beaucoup les forces qui lui sont opposées. On objectera ici que César, ayant fait la garnison d’Alesia prisonnière de guerre, dut en connaître exactement l’effectif ; mais que nous dit-il à ce sujet ? Il se borne à nous apprendre qu’il rendit 20 000 captifs aux Éduens et aux Arvernes ; il en donna un à chacun de ses soldats : cela ferait donc en tout de 60 à 70 000. Sans vouloir fixer aucun autre chiffre, est-il difficile de croire que de ce nombre il y en ait eu 20 ou 30 000 ramassés par la cavalerie romaine, soit sur le plateau où avait combattu Vercassivellaun, soit parmi les 180 000 fuyards mal armés, étrangers au pays, qui erraient à l’aventure après la déroute ?

Nous pensons donc qu’en faisant une large part au génie de César, à la valeur et à la discipline de ses soldats, à leur aptitude au travail, aux fautes et à la désunion des Gaulois, à l’imperfection de leur organisation et de leurs moyens, il est impossible de comprendre ce qui s’est passé devant Alesia, si l’on n’admet :

1° Que pendant le blocus de cette place, les tribus restées fidèles à Rome fournirent à l’armée de César des vivres, des moyens de transport et peut-être des travailleurs, sinon pour l’exécution même des ouvrages, au moins pour le rassemblement des matériaux ;

2° Que l’effectif de la garnison d’Alesia était inférieur au chiffre indiqué par César.

  1. MM. Delacroix et Quicherat admettent, il est vrai, que durant la dernière bataille il fit deux tentatives, mais successives et non simultanées.
  2. « Votre maréchal y voit double, » répondit l’empereur à l’officier qui lui annonça la victoire d’Auerstädt. Cette fois Napoléon se trompait ; mais le succès de l’illustre Davout tenait en effet du prodige, et au premier moment l’empereur n’y pouvait croire.