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par qui elle est représentée, qu’ils protestent avec fureur. A leur tête est l’homme d’affaires le plus occupé du district, l’avocat Dempster, qui se fait fort de garantir Milby contre les « envahissemens de l’hypocrisie » et les innovations en matière de dogme. Front d’airain, langue toujours prête, cœur sans pitié, esprit fertile en intrigues, en calomnies de tout genre, Dempster n’est pas un adversaire à dédaigner. Par ses soins, un comité se forme, des délégués sont nommés pour aller demander au recteur de repousser la requête de Tryan. Dempster est un de ces délégués. Il ne déploie pas en vain sa perfide éloquence. Le recteur cède à ce qu’il croit être le vœu de l’opinion. L’antagoniste de Tryan rentre vainqueur à Milby, où ses affidés lui ont organisé d’avance une espèce d’ovation populaire.

Moins bien apparenté, moins bien appuyé, Tryan resterait écrasé sous ce premier échec : il l’accepte en homme de cœur, presque certain d’avoir sa revanche. Il l’obtient en effet à l’époque de la tournée pastorale. L’évêque, devant lequel il a porté, comme en appel, la décision défavorable du recteur annule cette décision, et Dempster à son tour goûte l’amertume de la défaite. Naturellement il ne se croit pas définitivement battu, et, comme il le dit en son langage brutal, il tient en réserve pour M. Tryan « plus d’une verge dans le vinaigre; » mais à cet homme, dont l’insolente prospérité fascinait les âmes vulgaires, scandalisait et révoltait les honnêtes gens, la Providence réserve de cruelles expiations.

Avant de les subir, il est lui-même l’instrument d’une autre expiation terrible et poignante. C’est elle qui, à vrai dire, fait le fond de ce troisième récit[1]. En épousant, au début de sa carrière, la belle Janet Raynor, jeune fille sans fortune, Dempster avait voué au malheur une de ces créatures d’élite, à qui la nature a départi ses meilleurs dons. Chaleur d’âme, générosité de cœur, fierté de sentimens, elle avait tout ce qui fait aimer et respecter une femme. Malheureusement, sous le despotisme brutal de ce tyran domestique, ces riches instincts se sont tournés contre elle. Après quelques mois d’un bonheur qu’elle s’est elle-même forgé plutôt qu’elle ne l’a reçu de lui sont venues des années de misère morale qui, petit à petit, ont émoussé en elle la délicatesse de la pensée, la noblesse des instincts. Dominée, froissée, insultée, elle a fléchi, elle a souffert, elle a pardonné; mais contre ses tristesses sans cesse aggravées, contre ses terreurs sans cesse renaissantes, il lui a fallu chercher un refuge. La religion le lui eût peut-être donné : nous avons vu ce qu’était à Milby la religion. La mère de Janet, mistress Raynor, dont elle est idolâtrée, n’a aucune autorité protectrice, et ne peut que la plaindre,

  1. Janet’s Repentance.