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livrer de nouveau à sa pente avec plus d’assurance. Jefferson n’avait jamais cru aux dangers de la pente ; il n’avait jamais cessé d’avoir confiance dans le déploiement naturel des forces et des passions nationales, d’attribuer à une heureuse exubérance de vie les excès démocratiques qui avaient révélé aux auteurs de la constitution les périls contre lesquels il fallait défendre la société américaine, périls si grands que Madison avait pu s’écrier : « Si les leçons que nous avons reçues ne produisent pas sur l’esprit public l’impression convenable, ce sera la preuve que notre cas est désespéré. » Jefferson n’avait vu que de loin le désordre intérieur auquel son ami faisait allusion, « et, disait Washington, il est presque impossible à des personnes qui n’ont pas été sur les lieux de concevoir quels ont été les dangers de notre situation… En formant notre confédération, nous avions eu trop bonne opinion de la nature humaine. L’expérience nous a appris que, sans l’intervention d’un pouvoir coërcitif, les hommes n’adoptent et n’exécutent pas les mesures les mieux calculées pour leur propre bonheur. » Cette trop bonne opinion de la nature humaine que l’expérience avait fait perdre aux fondateurs de l’indépendance, c’était le fond même de la foi politique de Jefferson, et ce qui le rendait plus exactement, plus complètement que tous les autres hommes d’état ses contemporains, le représentant de l’école démocratique dans son pays. Son futur lieutenant Madison, comme ses futurs adversaires Washington, Hamilton, Jay, John Adams, étaient dominés par la pensée que les gouvernemens sont faits pour gouverner, et si c’est là une faiblesse, ils méritaient tous également d’être classés dans cette grande famille des mélancoliques que Jefferson représentait plus tard comme la pépinière des aristocrates. « Par leur tempérament, les hommes se divisent naturellement en deux partis : premièrement, les timides, les faibles, les maladifs, ceux qui craignent le peuple, qui s’en méfient et qui sont portés à vouloir lui retirer tous les pouvoirs, pour les placer dans les mains des classes supérieures ; — en second lieu, les hommes forts, sains et hardis, ceux qui s’identifient avec le peuple, qui ont confiance en lui, qui l’estiment le dépositaire le plus honnête et le plus sûr, sinon le plus sage, des intérêts publics. Dans tous les pays, ces deux partis existent ; dans tous ceux où l’on est libre de penser, de parler et d’écrire, ils entrent en lutte. Qu’on les appelle donc libéraux et serviles, jacobins et ultras, whigs et tories, républicains et fédéralistes, aristocrates et démocrates, sous tous les noms divers qu’ils prennent, ce sont toujours les mêmes partis poursuivant le même but. Cette dernière appellation d’aristocrates et de démocrates est la vraie, celle qui exprime le mieux leur essence. »

Jefferson était l’un de ces flatteurs sincères de l’humanité qui se