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les États-Unis auraient ainsi échappé à l’obligation de garantir à la France la possession de ses colonies américaines, obligation que la guerre amenée par la révolution française pouvait sans contredit rendre fort onéreuse, mais qui aurait dû paraître d’autant plus sacrée qu’elle avait été la seule compensation de nos sacrifices pendant la guerre de l’indépendance. Contester la validité de la clause de garantie avant même que le gouvernement français eût manifesté l’intention de s’en prévaloir, c’était d’ailleurs se jeter comme à plaisir au-devant d’une difficulté qui, sans cet empressement à la résoudre, pouvait tarder indéfiniment à naître. Jefferson le prouva sans peine ; le président se rangea à son avis en recommandant le secret sur la question qui avait été agitée dans le conseil. M. Genêt fut reçu sans autre déclaration préalable que la proclamation du 22 avril, par laquelle la neutralité des États-Unis était confirmée.

Dans l’état de l’opinion, c’était déjà beaucoup entreprendre que de vouloir maintenir une stricte neutralité ; c’était déjà mettre le courage politique des amis du gouvernement à une rude épreuve. Rien ne semblait pouvoir arrêter l’élan des esprits en faveur de la France. « Les journaux monocrates eux-mêmes sont obligés de publier les plus furieuses philippiques contre la Grande-Bretagne, écrivait Jefferson au colonel Monroë. L’autre jour, une frégate française s’empara d’un navire anglais à la hauteur des caps de la Delaware, et envoya ici sa prise. Dès qu’elle fut en vue, les quais se couvrirent de milliers et de milliers d’hommes appartenant au corps des yeomen de la cité. Jamais foule semblable ne s’était entassée dans les rues de Philadelphie, et quand on vit les couleurs anglaises renversées et le pavillon français flottant par-dessus, l’air fut ébranlé par de longs cris de triomphe et d’allégresse. Dieu veuille que nous puissions contenir le sentiment populaire dans les limites d’une juste neutralité ! » M. Genêt n’avait assurément pas pour mission de faciliter cette tâche. Il croyait pouvoir entraîner l’Amérique dans la guerre au secours de sa patrie, et en débarquant à Charleston, il s’était mis aussitôt en devoir de distribuer à grand bruit des lettres de marque, d’armer des corsaires et d’enrôler des Américains pour courir sus aux navires anglais dans les eaux mêmes des États-Unis. Cependant, averti sans doute par quelque secret ami que l’impertinente turbulence de sa conduite n’était pas de nature à réussir auprès de Washington, il lui avait adressé, en remettant ses lettres de créance, un discours plein de caresses pour sa personne, de déférence pour sa politique et de vœux pour que les États-Unis pussent longtemps jouir des bienfaits de la paix. — La France n’avait aucun dessein de les entraîner dans la guerre ; elle faisait abnégation de tout intérêt propre ; elle engageait ses alliés américains à ne consulter que leur