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le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire, deux des trois branches de la législature, tous les fonctionnaires publics, tous ceux qui aspirent à le devenir, tous les hommes timides qui préfèrent le calme du despotisme à la mer orageuse de la liberté, les marchands anglais, ceux des marchands américains qui se servent des capitaux anglais, les spéculateurs, les actionnaires de banque, les détenteurs de la dette publique, toute cette classe qui a été créée pour nous assimiler en toutes chose au modèle anglais, à ses souillures comme à ses vertus. Je vous donnerais la fièvre si je vous nommais les apostats qui ont passé à ces hérésies : des hommes qui ont été des Samson dans la bataille et des Salomon dans le conseil, mais qui ont livré leur tête à l’Angleterre, cette autre Dalila. »

Sachant combien sa renommée en Amérique pouvait avoir à souffrir du moindre antagonisme entre sa mémoire et celle du fondateur de l’indépendance, Jefferson a cherché à établir, après la mort du général, que celui-ci ne s’était pas reconnu et n’avait pu se reconnaître sous les traits de Samson et de Salomon ; mais du vivant de Washington, l’impossibilité ne lui paraissait pas à beaucoup près aussi évidente. Dans l’embarras et le trouble où l’avait jeté la malencontreuse publication de sa lettre, il convenait tristement qu’il ne pouvait « ni la désavouer parce qu’il en était bien vraiment l’auteur, ni l’avouer de peur d’amener un différend personnel entre le général et lui, et de se brouiller avec tous ceux parmi lesquels le nom de Washington était encore populaire, c’est-à-dire avec les neuf dixièmes du peuple des États-Unis. » Certains écrivains fédéralistes sont même allés jusqu’à prétendre que Washington, ayant fait demander des explications à son ancien ministre sur ce singulier document, reçut de lui une lettre d’excuses qui, par une coupable complaisance, disparut plus tard des papiers du général ; mais cela n’est rien moins que prouvé. Un seul fait semble parfaitement établi, c’est qu’après ce désagréable incident ils ne se revirent jamais. À plusieurs reprises Jefferson passa devant la porte de Mount-Vernon sans y frapper. Il fit bien : il avait perdu toute place dans la confiance et l’estime du général ; sa duplicité avait été mise à nu, sa complicité avec les détracteurs systématiques de Washington était devenue évidente. En empruntant à la presse démocratique son insultant langage, il avait établi un lien de solidarité entre lui et les journaux qui parlaient sans cesse du grand citoyen dont il faisait profession d’être l’ami « en termes à peine applicables à un Néron, à un malfaiteur notoire ou à un filou vulgaire, » et qui, le jour où expiraient les pouvoirs du libérateur de la patrie, entonnaient le cantique de Siméon. « Seigneur, laisse maintenant aller ton serviteur en paix, selon ta promesse, car mes yeux ont vu ton salut, — telle fut