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Du reste, cette question, qui eut son intérêt dans le moment, n’en a plus aujourd’hui. La suite l’a prouvé : la victoire remportée par les alliés à Inkerman n’eut qu’une influence négative sur les événemens. Si les Russes avaient échoué dans leur projet de jeter les alliés à la mer, ils étaient parvenus à sauver leur armée. Vaincus, mais non désorganisés, ils restaient maîtres, comme par le passé, des hauteurs de la ferme Mackensie. Pour compléter l’investissement et faire tomber ainsi d’un seul choc les défenses de la ville, il eût fallu leur enlever ces hauteurs, qui sont la clé de la position : or cette entreprise était condamnée par son analogie même avec celle que les Russes venaient de tenter si malencontreusement. De part et d’autre, l’impression générale était qu’on ne pouvait plus songer à jouer d’un seul coup la partie sur un champ de bataille. Il fallait donc se résigner aux lenteurs d’un siège entrepris dans des conditions telles que l’épuisement des forces de l’une ou l’autre armée devait seul en amener la fin.

Si nous considérons maintenant les opérations des deux armées exclusivement au point de vue de la tactique, nous ne saurions méconnaître que le fait dominant, du côté des Russes, fut cet enchaînement de fautes qui annula complétement une moitié de leurs forces. Ces fautes, de nature diverse, se rattachent néanmoins à une même cause, et nous les retrouvons toutes en germe dans la combinaison que le prince Menchikof adopta pour attaquer les alliés. Comme on l’a déjà vu, plusieurs corps d’armée, répartis sur une vaste circonférence, ayant ainsi chacun sa base d’opération séparée, devaient, en se soutenant réciproquement, converger tous vers un point donné. Le prince Menchikof n’avait pas le choix entre les combinaisons, mais les inconvéniens d’une semblable opération sont évidens. Le général en chef est obligé d’abandonner à ses lieutenans le commandement de chacun de ses corps d’armée; il ne peut suivre leurs mouvemens ni réparer, par son coup d’œil sur le champ de bataille, les fautes qui viendraient à en compromettre l’ensemble. A défaut d’une direction unique, toute erreur, tout accident, tout retard, expose chacun de ces corps à se faire écraser isolément. On attribue au prince Menchikof un mot qui s’accorde parfaitement avec notre appréciation : « Il n’avait pas, dit-il, des ailes pour être partout à la fois. »

Qu’arriva-t-il en effet? Si nous commençons par la droite des Russes, nous voyons que le général Timofeief exécuta, sans doute avec intelligence et vigueur, la diversion qui lui était confiée, mais le général Moller et ses vingt-sept bataillons, isolés du reste de l’armée par le faux mouvement de Soïmonof, demeurèrent immobiles dans leurs lignes. La supériorité numérique du général Dannenberg se trouva du même coup annulée. Quarante-neuf bataillons et cent