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prendre plaisir à voir les ébats singuliers de ce taureau, qui affectait les allures d’un clown, ou pour mieux dire d’un gracioso de la comédie espagnole.

— Mauvaise bête, murmura Andrès, et qui donnera de la tablature à l’épée !

L’épée parut ; c’était don Mariano. Il entra dans l’arène la bouche en cœur, fier du gracieux costume qu’il portait, tenant d’une main le petit drapeau rouge, de l’autre l’épée. Son regard se tourna vers une loge haute où siégeaient, en compagnie d’autres dames fort élégantes, doña Barbara, sa mère, et sa jeune sœur doña Leocadia. Guillermo suivait des yeux tous les mouvemens du brillant cavalier, qui se posait avec assurance et prenait des allures de triomphateur. Cependant les bonds désordonnés du taureau rabon parurent causer quelque appréhension à don Mariano. Il pâlit imperceptiblement ; son bras fut agité par un tremblement nerveux. Il avait reconnu dans la bête furieuse dont la foule se moquait un adversaire redoutable.

— Il a pâli, il est perdu, dit don Guillermo à l’oreille d’Andrès…

— La bête est mauvaise, répliqua Andrès ; je ne voudrais pas vous voir aux prises avec elle, marquesito !

Don Mariano commençait à se troubler ; les gens expérimentés faisaient silence : il se préparait un grand coup. Ce coup fut porté par le taureau, qui, fonçant sur le drapeau rouge agité devant ses yeux pour le forcer à baisser la tête, renversa le jeune cavalier en brisant son épée, et se mit à gambader de nouveau avec de longs mugissemens.

Marquesito, marquesito, s’écria Andrès, que faites-vous ?

Les murmures de la foule couvrirent sa voix. Don Guillermo, jetant bas son manteau, avait franchi la barrière l’épée à la main. Andrès voulut le suivre, mais sa jambe blessée lui refusa service, et il resta derrière la haute cloison de planches, haletant, effaré, regardant, la bouche béante, son jeune maître, qui relevait le drapeau écarlate et se mettait en garde. Après avoir parcouru l’arène au galop, le taureau exaspéré revenait sur sa victime pour la fouler aux pieds. Rencontrant don Guillermo, qui l’attendait de pied ferme, il recula d’un pas, fit voler la poussière, baissa la tête, et parut se rassembler pour bondir en avant. Par un mouvement rapide, don Guillermo s’effaça ; la corne de l’animal l’avait effleuré en passant, mais d’une main hardie il perçait jusqu’au cœur le taureau furieux, qui roulait dans des flots de sang. Alors, levant les yeux, il aperçut doña Barbara évanouie sur l’épaule de sa fille, qui lui faisait respirer des sels et lui frottait les tempes en s’écriant : — Chère mère, revenez à vous, Mariano a repris ses sens !… Ah ! s’il savait à qui il doit la vie !…