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dans ce tableau fidèle de nos plaisirs et de nos peines. C’est au milieu de ce fracas de concerts de toute nature que nous est apparu M. Litolff, seul d’abord, poursuivi bientôt par M. Rubinstein, qui, du fond de la Bohême, est venu disputer le terrain à son rival. Muse, inspire-moi, ajuta mi, et donne-moi la force de peindre, comme il convient, ce combat mémorable !

Nous connaissions déjà M. Rubinstein ; nous avons été un des premiers à rendre justice à ce talent vigoureux et puissant qui n’a pas attendu le nombre des années pour devenir le premier pianiste de l’Europe. M. Rubinstein possède une aptitude singulière à prendre le style qui convient à la musique de chaque maître ; il a la force unie à la grâce, il joue aussi bien les œuvres délicates de Chopin que celles de Beethoven ou de Weber, lorsqu’il ne se laisse pas entraîner par la vaine gloriole de vouloir trop prouver en dépassant le but, comme cela lui est arrivé dans le Concert-Stück de l’auteur du Freyschütz. On ne peut rien entendre de comparable à la marche des Ruines d’Athènes de Beethoven, arrangée et exécutée par M. Rubinstein. On dirait que tout un orchestre bruit dans ses doigts d’acier, qui font jaillir les sonorités étranges de cette musique sauvage, conçue par un génie très civilisé. J’aime beaucoup la contenance de M. Rubinstein, qui ne se donne pas des airs de héros de roman, qui est calme devant son clavier, comme il convient à un grand artiste qui respecte le public dont il recherche les suffrages. M. Rubinstein n’est pas seulement un virtuose de premier ordre qui se contente d’interpréter la pensée des autres ; il vise plus haut, il vise à la gloire de compositeur, et son ambition est même d’assez haute lignée. Au premier concert qu’il a donné dans la salle Herz, avec le concours de M. Hammer, qui conduisait l’orchestre, le 18 mars, M. Rubinstein nous a fait entendre un nouveau concerto en fa pour piano et orchestre de sa composition, qui n’est point une œuvre ordinaire. Nous avons surtout remarqué l’andante et le finale, et nous préférons cette composition, d’une valeur sans doute inégale, au concerto en sol que M. Rubinstein a produit l’année dernière ; il y règne plus de clarté et une meilleure économie dans la distribution des effets. Le prélude et fugue pour piano, l’andante et le scherzo d’une sonate pour piano et alto, de la composition de M. Rubinstein, témoignent de la souplesse et de l’heureuse variété des aptitudes du jeune compositeur. Il y a évidemment de la force dans les productions de M. Rubinstein, une force un peu latente, qui cherche sa forme et qui la trouvera, si le pianiste réussit à se préserver des lieux communs d’une harmonie obscure et de ces effets de style déclamatoire, de cet abus du récitatif symphonique que la nouvelle école allemande doit à l’imitation un peu servile de Beethoven. Quoi qu’il en soit, M. Rubinstein est un musicien d’un mérite incontestable, et nous lui dirions volontiers : Jeune homme, voulez-vous atteindre le but élevé où semble aspirer votre noble ambition ? Gardez-vous de Schumann, de Wagner, de Liszt, de Berlioz, et du galimatias philosophico-symphonique !

Qu’est-ce que M. Litolff ? d’où vient-il, et pourquoi tout ce bruit qui se fait autour de son nom ? Quel pays lui adonné le jour ? Est-il Allemand, Français, Anglais ou Belge ? Il est un peu de tout cela, puisqu’il est né à Londres, il y a une quarantaine d’années, d’un père français et d’une mère qui était Anglaise. M. Litolff a beaucoup voyagé, beaucoup souffert, comme la plupart