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tout ce qui est soumis à leur examen. L’ignorance de l’artiste est peut-être pour l’art un moindre danger que la négligence de la foule, avide de subir une impression quelconque et craignant de plus en plus la fatigue qu’entraîne avec soi toute comparaison. Aussi, en vue d’un prompt succès, n’ose-t-on point réagir contre la dépravation inévitable d’un public dont le goût se modifie continuellement au contact des plus frivoles circonstances. Absence de critique, partant nullité de production. Il arrive même qu’on ne s’inquiète plus d’une opinion générale qu’on sait ne pas exister. On écrivait autrefois pour cette portion du public qui juge, qui raisonne son jugement, et dont la décision fait autorité; aujourd’hui, quand on n’écrit pas pour la foule, on n’écrit plus guère que pour une coterie, — moins encore, — pour deux ou trois amis intimes. On remplit son volume d’allusions microscopiques, visibles seulement pour quelques yeux prévenus, on y ensevelit de pauvres paradoxes morts-nés, on l’émaille de plaisanteries équivoques destinées à n’amener le sourire que sur un petit nombre de lèvres, et néanmoins on s’imagine avoir créé un monument plus durable que l’airain. Malheureusement la peau du lion ne recouvre pas exactement ce mannequin gonflé de vent, et ce que tout le monde aperçoit d’abord, c’est ce petit bout d’oreille qui dépassait exprès pour quelques amis.

On a trouvé plus d’un nom pour l’espèce de littérature que je désigne ici : je l’appellerais volontiers la littérature éphémère. Ceux qui s’y livrent l’acceptent résolument comme telle. Au jour le jour il leur faut composer, au jour le jour ils composent. Esclaves de l’à-propos, il leur est expressément interdit de chercher d’avance et de mûrir une idée. La postérité est loin d’exister pour eux, ils n’ont même pas de lendemain. Ne les plaignez pas, vous plaindriez des gens résignés, je dirai plus, des gens satisfaits. Vous les voyez contens d’eux-mêmes, contens des autres, pourvu que leur marchandise soit vite enlevée. Leur prend-il fantaisie de sortir de leurs habitudes et de se livrer d’aventure à quelque composition de longue haleine, ils se garderont bien de changer de procédé. Vous croyez, à en juger quelquefois par la bonne volonté de leurs préfaces, qu’ils vont brûler leurs vieilles idoles : erreur! c’est un temple plus large qu’ils leur élèvent. Langage, exécution, artifices, rien ne change ; sagement inspirés, ils obéissent au précepte de La Fontaine : « Ne forcez point votre talent ! » Ils arrivent enfin au bout de leur tâche, et tentent aussitôt la publicité ; ils envoient leur petit livre affronter sur cette mer fertile en naufrages les écueils de la critique et les rochers de l’indifférence. Qu’ont-ils à redouter? Il serait aussi difficile de rendre compte de certaines œuvres, — les Inutiles, de M. Angelo de Sorr, par exemple, — que de croire que l’auteur s’est soumis pour les composer, je ne dirai pas à une idée, mais à un plan quelconque.

D’autres, moins naïfs, sentent parfaitement le vide qui les entoure et leur propre impuissance. Soit qu’ils désespèrent de se faire une place au soleil, soit qu’ils aient en vain essayé de donner une forme précise et durable à leurs vagues aspirations, ils cherchent par une théorie arbitraire à justifier leur triste situation et l’incomplet qu’ils trouvent en eux-mêmes. Tandis que les premiers se livrent de tout cœur à des productions dont ils n’aperçoivent ni l’anachronisme ni les plagiats, ceux-ci, qui sont peut-être en mesure de distinguer le bon du mauvais, s’étudient de parti-pris à des œuvres d’une