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qu’elle a été trompée, et par qui ? Que de colère, que de mépris seront la récompense de ma bonne tenue et de mes sages conseils !… Mais tout cela n’empêche pas que je n’aie faim et que je ne commence à sentir la petite fraîcheur de cette nuit de décembre entre les 61e et 62e degrés de latitude. Ça me fait penser au temps où je me plaignais de l’hiver de Rome !

Cristiano reprenait le chemin de la salle de l’ourse, lorsqu’il crut devoir donner un charitable coup d’œil à son âne. C’est alors qu’il remarqua plus particulièrement le traîneau de M. Goefle remisé sous le hangar. Comment de la vue de ce traîneau à une résolution folle l’esprit de l’aventurier passa soudainement, c’est ce que nous ne saurions bien expliquer. Ce que nous savons, c’est qu’au lieu d’aller se mettre à souper tranquillement les reins au poêle, il se mit à contempler l’habit noir complet étalé par le docteur en droit sur le dossier d’une chaise, dans la salle de l’ourse.

Cristiano aurait cru que le grave personnage imité par lui au hasard devait porter un costume suranné et tant soit peu crasseux. Loin de là : M. Goefle, qui avait été assez joli garçon, s’habillait fort bien, était soigneux de sa personne, et tenait à honneur de montrer son jarret ferme, ainsi que sa taille, encore droite et bien prise, dans un costume sévère, mais de bon goût. Cristiano endossa l’habit, qui lui allait comme un gant : il découvrit la boîte à poudre et la houppe, et jeta un léger nuage sur sa riche chevelure noire. Les bas de soie étaient un peu étroits du mollet, et les souliers à boucles un peu larges ; mais quoi ? en Dalécarlie y regardait-on de si près ? Bref, en dix minutes, Cristiano se trouva habillé en honnête fils de famille, professeur es n’importe quoi, étudiant ou membre de n’importe quelle faculté savante, profession grave, mais tournure charmante et tenue irréprochable.

On devine bien que l’aventurier tira le cheval de M. Goefle de l’écurie après avoir prié Jean de ne pas trop s’ennuyer tout seul, qu’il attela le docile Loki au traîneau, alluma le fanal, et descendit comme un trait de flèche le chemin escarpé du Stollborg.

Dix minutes après, il entrait dans la cour illuminée du château neuf, jetait d’un air dégagé les rênes aux grands laquais galonnés accourus au bruit des clochettes de son cheval, et franchissait quatre à quatre les degrés du perron de l’opulente résidence.

George Sand.

(La seconde partie au prochain n°.)