Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/540

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Versailles même, où l’éclatant triomphe de Mme de Montespan ne soulevait alors aucun murmure.

Le bruit des armes vint arracher pour un moment le duc de Chartres à cette atmosphère empoisonnée ; il suivit le roi au siège de Mons, et, profitant des leçons du maréchal de Luxembourg, il donna à Steinkerque et à Nerwinde des preuves d’une grande intelligence rehaussée par la plus brillante valeur. À ce courage tempéré par la réflexion, on aurait dit les débuts militaires d’Henri IV, dans la vie duquel son petit-fils se complut si souvent à rechercher des exemples pour ses qualités et des excuses pour ses faiblesses. À Nerwinde surtout, le jeune prince décida du succès de la journée en pénétrant, à la tête des escadrons dont il avait le commandement, au centre des lignes ennemies, sans que dans cette opération si chanceuse l’entraînement de l’exécution contrariât l’habileté de la combinaison stratégique. La victoire rappela les plus beaux jours du règne, et l’ivresse de l’armée fut au comble. Dans ce jeune homme de dix-huit ans, qui agissait en mousquetaire et pensait en tacticien, elle crut voir apparaître quelque chose des illuminations soudaines du duc d’Enghien, et les lauriers de Rocroy semblèrent reverdir sur la tête du duc de Chartres. Reçu en triomphateur par la cour et par la ville, le jeune prince comprit à l’accueil bienveillant, mais réservé, du roi qu’il avait trop réussi. Le nom de Condé, dont l’écho se réveillait aux premières atteintes de la vieillesse royale et de la mauvaise fortune, parut une sorte de menace pour Louis XIV, qui n’hésita pas à sacrifier ses espérances à ses souvenirs. Goûtant peu les renommées éclatantes et les services avec lesquels il fallait beaucoup compter, le roi s’alarmait surtout lorsqu’à l’éclat de la gloire venait se joindre le prestige de la naissance, et son neveu eût été le dernier sujet auquel il aurait permis de devenir un grand général. La même excommunication avait frappé son frère, obstinément séquestré dans une oisiveté somptueuse, où ce prince prit les mœurs de l’Orient de désespoir de ne pouvoir vivre en soldat. On sait que la victoire de Cassel, due à sa bravoure, coupa court à la carrière militaire de Monsieur, et qu’elle ouvrit pour lui celle des tristes plaisirs où l’infamie ne tarda pas à servir de stimulant à la lassitude. Le duc de Chartres n’eut pas un sort très différent de celui de son père, et sa vie se brisa contre les mêmes écueils. Le roi lui refusa la permission, ardemment sollicitée, de prendre part à la campagne de 1694 ; ce même refus se reproduisit obstinément pendant douze années, et le premier prince du sang vécut à Versailles moins puissant et moins compté que le dernier commis de M. de Barbézieux. De ce jour commencèrent le supplice de cette existence dévoyée et le lent suicide de toutes ses vertus natives.