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les plus réels et les plus solides. Sous le rapport commercial, son intérêt est encore plus évident. Le Monténégro hostile oppose à toutes les communications entre l’Albanie et la Bosnie un obstacle infranchissable qui complète au sud-est l’état de blocus dans lequel l’Autriche tient cette dernière province au nord, à l’ouest et au midi. De la position actuelle du Monténégro, faisant suite à la frontière autrichienne, il résulte en effet que non-seulement la Turquie est séparée de la mer jusqu’à Antivari, mais que tous ses ports albanais ne peuvent communiquer sans un énorme détour avec ses provinces du nord-ouest. Une route commerciale assurée à travers le Monténégro remédierait à cet immense inconvénient[1]. Malgré l’insouciance habituelle des Turcs, il est impossible qu’ils soient indifférons à un aussi grand bienfait. Le prince Danilo a compris l’importance de sa principauté comme pays de transit ; mais la paix seule lui permettrait de réaliser ses intentions libérales. Il faudrait avoir quelque sécurité et d’autres capitaux que ceux dont il dispose pour transformer en voie praticable le sentier qui existe actuellement. Alors le Monténégro changerait entièrement d’aspect. Le transport des marchandises serait pour ses habitans un moyen d’existence et les transformerait en paisibles rouliers. La ville turque de Scutari, avec son beau bassin naturel, servirait d’entrepôt à ce commerce. Peut-être même la Bojana, qui à très peu de frais serait canalisable, pourrait-elle donner accès jusqu’au lac de Scutari à des navires d’un assez fort tonnage. Dans tous les cas, les ports de la côte albanaise retrouveraient les élémens d’une prospérité qu’ils ont perdue depuis des siècles.

Quant à l’étroite lisière maritime qui, au pied du Monténégro, s’étend de la frontière autrichienne à Antivari et comprend le petit port de Spitza, les Monténégrins, qui de leurs montagnes jetteraient presque des pierres dans la mer, tireraient seuls quelque profit de cette plage resserrée et sans issue. Ils ne deviendraient pas pour cela une nation maritime bien importante, mais ce petit coin de mer les rattacherait au reste du monde. Les districts orientaux du Monténégro s’approvisionneraient peut-être directement des marchandises européennes qu’ils ne peuvent acheter aujourd’hui que sur le marché autrichien de Cattaro, et la Turquie ne perdrait évidemment rien à les affranchir de cette servitude. Faciliter à ce petit peuple, par

  1. Du côté de l’Albanie, il n’existe que les quatre passages du Glieb, de Jougova au-dessus d’Ipek, du Prokletia et du Zem, sans compter ceux qui sont bloqués hermétiquement par le Monténégro. Or toutes ces dernières routes sont fermées par des neiges au moins pendant quatre mois de l’année ; ce ne sont que des sentiers de montagnes s’élevant à 6,000 et 7,000 pieds, et une poignée de braves pourrait y tenir en échec une armée. (Boué, Turquie d’Europe, t. IV, p. 18.)