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chercher mon salut dans quelque solitude, comme le faisaient nos pères, qui redoutaient les tracas du monde plus que les tourmens de l’enfer. Le ciel a exaucé mes vœux ; j’ai pu vivre comme je l’avais désiré dans mon enfance.

« Mon père, qui repose maintenant dans le sein de Dieu, était un beau vieillard dont le regard exprimait la sévérité en même temps qu’une douceur presque enfantine. Les mondains n’ont vraiment pas de pareils regards : comment cela se fait-il ? Tout dans sa personne tenait du saint ; en le voyant, chacun se découvrait involontairement et saluait… Oh ! c’était un digne homme. Près de quinze ans avant sa mort, un saint vieillard nommé Agafanquéla était arrivé du couvent de Staradoub, et l’avait décidé à se consacrer entièrement à Dieu. Depuis ce moment, il avait abandonné le soin du ménage à ma vieille mère, qu’il appelait sa sœur, et ne se mêlait plus de rien. Je me rappelle que des pèlerins venaient à tout instant chez nous. Dieu sait d’où ils arrivaient ! Il y en avait de Staradoub, des bords de l’Irguis, de Kergenetz[1], et même de plus loin. Mon père les recevait tous avec respect, et jamais il ne les laissait repartir les mains vides.

« Il y avait alors parmi les chrétiens toute sorte de discussions. Mon père en était vivement affligé : il aurait mieux aimé, je crois, la persécution. Les pèlerins qui venaient de Moscou n’en rapportaient rien de consolant : les nôtres y tenaient des conciles, mais sans pouvoir venir à bout de s’entendre. Ces nouvelles augmentèrent la tristesse de mon père ; il passait toutes ses journées à prier en pleurant. Enfin il se décida à partir pour Moscou ; mais Dieu ne lui accorda pas la grâce d’y arriver : on vint nous annoncer qu’il était tombé dangereusement malade en route, dans un village nommé Popourof. Ma mère alla le trouver, et m’emmena avec elle. Il avait été recueilli par un homme de bien qui le connaissait depuis longtemps. Mon pauvre père avait déjà perdu l’usage de ses membres ; il avait revêtu la robe de bure, afin de paraître devant Dieu dans le costume des anges. Une seule chose le tourmentait : il aurait voulu mourir avec la couronne de martyr, chargé de chaînes, au milieu des supplices. Je crois vraiment que c’était là le motif qui l’avait décidé à se mettre en route.

« Il mourut en pleine connaissance de lui-même, la prière à la bouche, et en nous bénissant. C’est le souvenir de cette fin qui me raffermit dans notre foi. Comment serions-nous dans l’erreur ? pensai-je souvent depuis. Si cela était, mon père, ce digne vieillard de tant de sens et de raison, n’aurait pas persévéré jusqu’à la fin dans les ténèbres. D’ailleurs je croyais alors que la mort donnait la clairvoyance. Comment, au moment de paraître devant Dieu, n’aurait-il pas écouté la voix de sa conscience ? Oui, voilà ce que je me suis souvent dit pour m’encourager à suivre son exemple. »


Ainsi débute cette naïve confession. On voit quel point d’appui la propagande des non-conformistes trouve dans l’esprit naturellement religieux du peuple russe. La rudesse de l’administration, qui blesse ces instincts délicats, ne fait presque toujours que les fortifier ; la suite du récit le prouve clairement.

  1. Ces noms désignent les principaux centres du schisme des vieux croyans.