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son austérité, et l’auteur quitte son étrange héros au moment où, impatient de rompre avec le monde, il se dirige vers les solitudes du gouvernement d’Orenbourg pour y terminer sa vie errante dans l’extase et la prière.

L’autre récit de M. Chtédrine, intitulé Marfa, met plus vivement encore en scène que celui-ci les désordres qu’on peut reprocher aux vieux croyans. Malheureusement le tableau n’est pas complet : à côté des dangereux fanatiques réunis en sociétés secrètes, il aurait fallu nous montrer ceux qui mènent sous les yeux de l’autorité, dans leurs villages, une vie laborieuse et résignée. Reconnaissons néanmoins que M. Chtédrine fait ressortir en traits vigoureux dans Marfa une qualité commune aux dissidens bons ou mauvais, la fermeté stoïque au milieu des persécutions.

Au début du récit, l’auteur nous transporte au milieu d’un groupe de paysans dont la conversation révèle aisément les tendances religieuses. On reconnaît sans peine dès leurs premiers propos que ce sont des vieux croyans. Réunis sur les bords d’une rivière, ils attendent le bac qui doit les transporter sur l’autre rive. Une troupe de jeunes paysannes sort cependant de la forêt voisine ; elles viennent d’y rendre les derniers devoirs à un cénobite. Nous sommes en effet dans une de ces contrées, si nombreuses en Russie, qui depuis des siècles servent de foyer au schisme. Pendant que tous ces groupes dispersés sur le rivage nous fournissent dans leurs discours de curieux renseignemens sur la vie des sectes russes, un voyageur qui se tient blotti au fond de sa voiture prête une oreille attentive à la conversation sans s’y mêler d’aucune façon. Qui est-il ? C’est un employé supérieur de la police nommé Mark Ilarionovitch Filovéritof. Il se rend dans la ville du district pour une affaire confidentielle, et le soin qu’il met à se soustraire aux regards des paysans donne à supposer que la mission dont il est chargé pourrait bien concerner les sectaires.

Le bac si impatiemment attendu paraît enfin ; la rivière est franchie, et les paysans se dirigent vers leur village. L’employé prend la route de la ville, et il y arrive à la tombée du jour. Cette petite ville, qui est un nid de vieux croyans, présente une particularité remarquable : la population masculine en semble bannie ; on n’y rencontre guère que des femmes. Elles s’avancent couvertes de longues tuniques aux sombres couleurs, l’air digne et grave. La ville est parfaitement calme : point de mouvement ni de rixes dans les rues, point d’ivrognes. L’employé parcourt une partie de la ville, et descend de voiture devant la maison de poste. Au même instant, un homme en uniforme l’aborde : c’est l’ispravnik[1], dont l’auteur

  1. Directeur de la police dans un district.