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témoin, le bourgeois Polovnikof, a disparu de son domicile depuis le matin, et sans lui il ne peut point procéder régulièrement, la loi s’y oppose. Pendant qu’il arpente la chambre à grands pas en maudissant ce contre-temps, la porte s’ouvre, et un homme en kaftane[1], dont les mains sont liées par devant avec une corde que tient un soldat de police, se présente à lui. Ce pauvre diable tient à la main un cachet qu’il tourne entre ses doigts avec une sorte de désespoir.


« — Le voici, votre honneur ! dit le soldat.

« — Qui cela ?

« — Le bourgeois Polovnikof, votre honneur.

« — Ah ! misérable, s’écria l’employé, qu’étais-tu devenu ?

« Le malheureux bourgeois continuait à tourner convulsivement le cachet entre ses doigts, et tremblait de tous ses membres.

« — Il s’était fourré dans le grenier, votre honneur, derrière un tas de fagots. Nous l’avons trouvé là par hasard.

« — Ayez pitié de moi, votre honneur, balbutia le bourgeois. Le secrétaire du magistrat m’en veut parce qu’étant pauvre, je ne peux pas lui faire de cadeau. On me choisit, parce que j’ai un arriéré : c’est une manière de me mettre à contribution ; mais j’ai une femme, des enfans…

« — Que tiens-tu à la main ?

« — Un cachet, votre honneur. Comme je ne sais pas signer mon nom, …je le place là où on me l’ordonne.

« — Va voir si la Kousmovna est arrivée, dit l’employé au soldat.

« — Votre honneur, reprit le bourgeois lorsque le soldat fut sorti, quelquefois messieurs les employés daignent me permettre d’aller à mon ouvrage. Je leur laisse mon cachet, et ils s’en servent comme bon leur semble.

« En ce moment la porte s’ouvrit, et Marfa Kousmovna entra. Rien dans tout son extérieur n’indiquait la moindre inquiétude ; elle se signa à l’ancienne manière, salua d’un air raide, et ne parut faire aucune attention au bourgeois.

« — Cet homme demande, lui dit l’employé, la permission de s’en aller ?

« — Comme il vous plaira, monsieur, lui répondit-elle avec calme. Si vous préférez me questionner sans témoin, c’est votre affaire ; pourtant je crois que la loi s’y oppose.

« — Allons, dit l’employé au bourgeois, il faut que tu restes.

« — Pourquoi cela, Marfa Kousmovna ? reprit vivement le bourgeois. Je ne suis bon à rien. Si je m’avisais de souffler un mot, on me mettrait à la porte à coups de poing. D’ailleurs je n’ai rien à dire. Pourquoi voulez-vous me mêler à vos affaires ? Je laisserai mon cachet.

« — Mais si son honneur, reprit malicieusement Marfa Kousmovna, ne se bornait pas à une simple causerie ? S’il portait contre moi une accusation ? Alors un témoin…

« — Je te répète, lui dit l’employé, que je veux me borner à te demander

  1. Justaucorps qui descend très bas.