Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/635

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Un observateur attentif aurait remarqué qu’au nom de Varka l’employé avait dressé l’oreille ; mais il dissimula sa préoccupation, et, se tournant du côté de Marfa Kousmovna, il lui demanda d’un ton dégagé : — Qu’est-ce qu’il nous conte là ? Y a-t-il rien de vrai dans tout cela ?

« — C’est une histoire très simple, reprit la sectaire avec calme, mais en jetant pour la première fois sur l’employé un regard plein de méfiance. Il y a cinq ans environ, un marchand de Moscou, Mikaïl Trofimitch, qui était des nôtres, arriva à la communauté. C’était en automne ; il faisait nuit, et le temps était mauvais. Cependant il me fait demander et veut me voir à toute force. Je vais le trouver ; il ne me laisse pas le temps de lui dire bonjour et se jette à mes pieds. — Que vous est-il arrivé ? lui demandai-je. — Ayez pitié de moi, mère ! me répond-il ; ma fille Varka nous a déshonorés. Elle s’est donnée à un hérétique ! — Je cherchai à le calmer ; il me supplia de prendre sa fille et de la ramener au bien : j’ai recueilli Varka, c’est vrai, je ne le nie pas ; mais un père a bien le droit…

« — Et l’enfant de Varka, reprit le bourgeois avec animation, qu’en as-tu fait ?

« — Ce que j’en ai fait ? lui répondit Marfa sans s’émouvoir. Ce que l’on fait des nouveau-nés qui meurent en venant au monde.

« — Vous l’avez étouffé…

« — Votre honneur ne fera-t-elle point taire ce misérable ? s’écria Marfa Kousmovna en se levant ; il perd la tête…

« En ce moment la porte s’entr’ouvrit, et une femme cria à Marfa d’une voix tremblante : — Mère, venez vite ; j’ai à vous parler.

« La vieille sectaire sortit après en avoir demandé la permission à l’employé. Celui-ci se leva, prit vivement une liasse de papiers, une plume et de l’encre qui étaient sur la fenêtre, les mit sur la table, et courut à une porte voisine. Une jeune femme parut ; il la fit asseoir dans un coin de la chambre qui se trouvait dans l’obscurité, et se replaça devant la table.

« Au bout de quelques instans, Marfa Kousmovna rentra : elle paraissait agitée, et annonça à l’employé que, l’ispravnik se livrant chez elle à une perquisition, elle voudrait y assister. L’employé s’y refusa ; il lui déclara d’un ton magistral qu’elle allait être soumise à un interrogatoire en règle. L’employé ajouta qu’il était envoyé pour procéder judiciairement contre Marfa Kousmovna, accusée par la rumeur publique d’avoir séquestré la fille du marchand Mikaïl Trofimitch et d’avoir étouffé l’enfant que celle-ci avait mis au monde. »


Du moment que l’employé révèle sa mission judiciaire, la vieille sectaire change complétement d’attitude, et retrouve la fermeté stoïque qu’opposent ses coreligionnaires aux menaces de la justice. Elle se renferme dans un système de dénégation absolu. L’employé, qui est un habile juge d’instruction, ne se laisse point déconcerter par cette opiniâtreté ; il a entre les mains des pièces accablantes pour la sectaire. Sur un geste de Mark Ilarionovitch, la femme qui se tient dans un coin de la chambre s’avance vers Marfa : c’est la fille du marchand en personne. Marfa pâlit, mais soutient qu’elle ne la