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« M. de Mirabeau fit peu après imprimer un mémoire en réponse à un libelle que les avocats de sa femme avaient distribué en grand nombre à ses juges et à tous ceux qui pouvaient influer dans son procès[1]. Ce mémoire, écrit avec dignité et modération, devait avoir le plus grand succès ; mais le garde des sceaux, qui avait toléré le libelle, ne manqua pas de supprimer le mémoire, de faire saisir tous les exemplaires, et de montrer une partialité qui ne lui fit pas honneur. Mirabeau, furieux, courut chez M. de Miromesnil. L’on connaît la conversation qu’ils eurent ensemble à ce sujet ; Mirabeau trouva plaisant de la faire imprimer à la tête du mémoire que l’on voulait anéantir. Il y avait trois mois alors que je le voyais tous les jours ; il passait quelquefois quatre ou cinq heures à ma grille, ce qui lui faisait perdre un temps précieux. « Mon amie, me dit-il en revenant de chez le garde des sceaux, je pars demain ; si vous avez de l’amitié pour moi, vous m’accompagnerez. Vous m’avez dit que vous pensiez qu’une sœur de votre mère vous avait laissé quelque chose, voici l’occasion de vous en éclaircir. Pour moi, je ne puis plus me passer de vous, mon sort est attaché au vôtre pour la vie ; voyez si vous voulez avoir cette condescendance pour un ami malheureux et persécuté qui vous en tiendra compte tant qu’il respirera. » Le projet d’accompagner Mirabeau me parut une folie, je le lui dis franchement ; mais il me sollicita si vivement, que ses prières l’emportèrent sur ma répugnance. Je partis, et ne m’en repentis jamais. Ce fut à la fin de ce voyage que notre intimité commença. Je m’aperçus alors combien le refus constant de m’attacher à lui le rendait malheureux, j’osais croire que j’étais la femme qui convenait à son cœur, j’espérais calmer quelquefois les écarts d’une imagination trop ardente ; mais ce qui me détermina surtout, ce furent ses malheurs. Dans ce moment-là, tout était réuni contre lui : parens, amis, fortune, tout l’avait abandonné, je lui restai seule, et je voulus lui tenir lieu de tout. Je lui sacrifiai donc tout projet incompatible avec nos liaisons ; je lui sacrifiai une vie tranquille pour m’associer aux périls qui environnaient sa carrière orageuse. Dès lors je fis le serment de n’exister que pour lui, de le suivre partout, de m’exposer à tout pour lui rendre service dans la bonne ou la mauvaise fortune. Je laisse aux amis de Mirabeau à juger si j’ai rempli fidèlement cet engagement sacré.

« Notre voyage se passa assez gaiement ; nous allâmes d’abord à Bruxelles, ensuite on nous renvoya à Maëstricht, où le mémoire fut enfin imprimé, et malgré les contre-temps qui naissaient de la situation pécuniaire de Mirabeau, nous revînmes triomphans en France. Nous avions déposé l’édition à la porte de Paris, chez une parente de Mirabeau ; nous y laissâmes la voiture, et le lendemain nous entrâmes en fiacre dans la ville, sans paquets apparens. Il m’avait sévèrement défendu de me charger d’aucun exemplaire ; nous étions observés, et les précautions étaient nécessaires. Les barrières franchies : « Mon Dieu ! me dit-il, que je suis fâché d’avoir contrarié vos projets ! Nous eussions passé au moins une douzaine de mémoires sur nous. Dieu sait quand je pourrai faire entrer le ballot, et la distribution devient

  1. Il s’agit du procès en appel devant le grand conseil de la sentence du parlement de Provence qui avait prononcé la séparation de. Mirabeau d’avec sa femme.