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de bonté, de sensibilité, de délicatesse, et que, pour employer la métaphore philosophique de Mme de Nehra, Oromaze avait en effet, autant qu’Arimane, contribué à le former ?

Il n’est pas moins vrai que le témoignage de Mme de Nehra, en nous aidant à nous rendre compte des bonnes qualités de Mirabeau, contribue également à nous éclairer sur l’intensité et les conséquences funestes d’un vice qui chez lui avait presque le caractère d’une infirmité.

Montesquieu fait une distinction plus spécieuse que juste lorsque, pour expliquer la fortune de César, il dit : « Cet homme extraordinaire n’avait pas un défaut, quoiqu’il eût bien des vices, » entendant par défaut ce qui nuit au succès, et par vice ce qui dégrade l’être moral. Après avoir risqué cette distinction par un entraînement de subtilité qui l’égare quelquefois, Montesquieu la détruit lui-même deux pages plus loin, car il signale les fâcheux résultats de la passion de César pour Cléopâtre, qui le retint en Égypte et l’empêcha de profiter de sa victoire de Pharsale, et il conclut en ces termes : « Ainsi un fol amour lui fit essuyer quatre guerres, et en ne prévenant pas les deux dernières, il remit en question ce qui avait été décidé à Pharsale[1]. » Le vice de César avait donc ici toutes les conséquences d’un défaut, ou plutôt vice et défaut ne faisaient qu’un ; mais si cela était déjà incontestable du temps de César, à une époque où il est assez difficile de déterminer en quoi consistait pour un homme public ce qu’on appelle aujourd’hui la considération, combien cela n’est-il pas plus évident de nos jours, où nul n’acquiert par lui-même sur ses semblables un ascendant solide et durable qu’à la condition de leur inspirer une certaine estime, incompatible avec certains désordres ? Chacun sait que ce défaut de considération est l’écueil contre lequel luttait vainement le génie de Mirabeau et contre lequel le grand orateur, le grand homme d’état de la constituante se serait probablement brisé, s’il eût vécu. Etienne Dumont nous raconte qu’il l’a vu pleurer, à demi suffoqué de douleur, en disant avec amertume : « J’expie bien cruellement les erreurs de ma jeunesse. » Mais les confidences de Mme de Nehra nous confirment ce qu’on savait déjà : c’est que les erreurs de sa jeunesse continuaient à être les erreurs de son âge mûr. De son vice dominant naissait un enchaînement de faiblesses dont il était comme enlacé et paralysé. La passion effrénée des femmes engendrait les besoins d’argent et le goût du faste, la facilité à donner entraînait pour lui la facilité à recevoir de toutes mains, à plaider d’abord à peu près indifféremment toutes les causes, et le condamnait

  1. Grandeur et Décadence des Romains, chap. XI.