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sa cour lui-même, et qu’il la priait de ne plus se mêler de rien, si elle ne voulait lui faire perdre toute espérance et même toute volonté de mariage.

La comtesse se consola de la mercuriale, car c’était la première fois que le baron paraissait décidé à rechercher sa nièce. Tout intrigante et perfide qu’elle était, elle fut la dupe du baron, qui ne songeait plus qu’à la jouer comme elle s’était jouée de lui.

— J’admire, se disait Cristiano en se dirigeant vers le buffet, comme ces personnes de haute intrigue, qui se croient maîtresses des destinées du vulgaire, sont niaises dans leur malice et faciles à duper ! Il doit en être ainsi quand on a pour point de départ dans une telle vie le mépris absolu de l’espèce humaine. On ne peut pas mépriser les autres sans se mépriser soi-même, et qui ne s’estime pas dans son œuvre est frappé d’impuissance. Était-elle superbe et comique, cette tante qui me disait tranquillement : — J’ai une nièce à immoler ; aidez-moi vite, vous serez payé : vous aurez une place de premier valet dans une bonne maison !

Mais Cristiano fit trêve à ses réflexions philosophiques en entrant dans la salle qu’il cherchait, et qu’il reconnut à une odeur de venaison vraiment délicieuse. C’était une jolie rotonde, où de petites tables volantes étaient destinées, en attendant l’heure du grand souper général, à satisfaire les appétits impatiens. Comme à neuf heures tout le monde avait grandement fait honneur à la table du baron, la salle était vide, à l’exception d’un laquais profondément endormi que Cristiano se garda bien d’éveiller, dans la crainte de passer pour glouton et malappris. Il s’empara, sans chercher et sans choisir, d’une galantine apprêtée à la française ; mais comme il y enfonçait le couteau à manche de vermeil, la porte s’ouvrit avec fracas, le laquais, éveillé en sursaut, se trouva sur ses pieds, comme mû par un ressort, et M. Stangstadius entra, faisant trembler les cristaux et les porcelaines par l’ébranlement qu’imprimait au parquet sa démarche inégale et violente.

— Eh ! parbleu, s’écria-t-il en voyant Cristiano, je suis content de vous trouver là, vous ! Je n’aime pas à manger seul, et nous causerons de choses sérieuses en satisfaisant la volonté aveugle de notre pauvre machine humaine… Bah ! vous voulez manger debout ? Oh ! que non, c’est très défavorable à la digestion, et on ne sent pas le goût de ce qu’on mange… Karl, ouvre-nous cette table, la plus grande… Bien ! Et sers-nous du meilleur… Du jambon, des hors-d’œuvre ? Non, pas encore ! Quelque chose de substantiel, quelques bonnes tranches d’aloyau, après quoi tu nous choisiras la noix de ton jambon d’ours… Est-ce un jambon de Norvège au moins ? Ce sont les mieux fumés… Et du vin, Karl, à quoi songes-tu ? Du madère, du bordeaux, et tu y ajouteras quelques bouteilles de cham-