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s’assuraient les revenus indispensables à l’entretien de leurs coupe-jarrets ? Laisse-t-il entrevoir qu’à Lucknow même, sinon dans les provinces, où à la rigueur beaucoup de crimes pouvaient se commettre sans qu’il les connût, il ait essayé de réagir contre les monstruosités du kayserbagh, ce mauvais lieu royal, où il n’y avait de chastes que les eunuques, de raisonnables que les animaux apprivoisés ? Le colonel Sleeman a formulé un très éloquent réquisitoire ; mais il a oublié ce point essentiel, c’est que son inertie l’a presque rendu complice des crimes qu’il signale, et qu’il n’était pas seulement chargé de dénoncer. Faut-il dire toute notre pensée ? Il nous semble que si on n’eût pas regardé comme une éventualité possible, — n’ajoutons pas désirable, — la rupture du traité de 1801, l’action de l’Angleterre sur les nababs d’Oude eût été tout autrement suivie, persistante, énergique, effective, qu’elle ne l’a été malheureusement pour tout le monde.

Quoi qu’il en soit, le royaume d’Oude était en dissolution. Plus d’autorité reconnue, plus de sécurité personnelle, plus de propriété certaine, un peuple sous les armes, chaque district, chaque pungannah devenu le théâtre de luttes sanglantes, les champs déserts et envahis par le jungle, les forces productives du pays diminuant chaque jour, tels lurent, — on le dit et il faut le croire, — les motifs de l’absorption. Quant aux prétextes, ils ne manquaient pas, car, volontairement ou non, les nababs d’Oude avaient très certainement enfreint les clauses du traité de 1801. Nous n’en voulons qu’une preuve, mais décisive. Ce traité leur prescrivait le licenciement de toutes leurs troupes indigènes. Or, au moment de l’annexion, ils avaient soixante mille hommes sous les armes.

Ce fut là une des difficultés sérieuses de la mesure proposée par le colonel Sleeman, et définitivement adoptée par lord Dalhousie cinq ou six ans après le compte-rendu de son délégué[1]. Il fallut licencier cette armée, au moins les deux tiers, car vingt mille hommes environ furent incorporés dans les troupes de la compagnie. Il fallut aussi liquider sa solde, fort arriérée suivant l’usage. Quarante mille hommes exercés au métier des armes rentrèrent ainsi dans les rangs de la population civile, sans aucune des habitudes ou des industries qui sont, pour celle-ci, les conditions de son existence. Ils y rentraient avec quelques ressources, bien précaires, provenant de la distribution d’argent qui venait de leur être faite. Ces ressources ne pouvaient les mener loin, et il est aisé de deviner qu’un an après l’annexion, c’est-à-dire à l’époque où éclata

  1. A Journey through the kingdom of Oude in 1849-1850… with a private Correspondance relative to the Annexation of Oude to British India, 2 vol., publiés réellement pour la première fois, ainsi que nous l’avons dit, en 1858.