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II

L’Angleterre a dans l’Inde trois armées indigènes, une par présidence, Bombay, Madras, Bengale. La seule armée du Bengale s’est insurgée. Or, depuis des années déjà, maint et maint juge compétent déclarait que les troupes du Bengale étaient, sous le rapport de la discipline, fort inférieures au reste de l’armée anglo-indienne, avant l’insurrection, un des officiers qui ont fait dans l’Inde la plus brillante fortune militaire, — le général Jacob, le même qui a commandé en chef les forces employées dans la campagne de 1857 contre la Perse, — signalait avec une rare véhémence les vices de leur organisation. Il les énumère sous huit chefs distincts : abaissement moral des officiers anglais de l’armée du Bengale qui les ravale au niveau des Asiatiques ; pouvoirs insuffisans accordés aux chefs de corps, tenus en méfiance par le général en chef et par le gouvernement ; relations mal établies et mal cimentées entre les soldats et les officiers ; dans le choix des soldats, trop d’égards accordés à la caste ; l’avancement mal réglé pour les soldats et officiers indigènes ; la discipline très relâchée, etc.[1]. Chaque censure, ainsi numérotée, a ses preuves à l’appui, et ses développemens parfois très instructifs. L’honorable général se moque ouvertement de ces jeunes cadets qui, fraîchement débarqués, se croient tenus d’adopter les molles et dispendieuses habitudes de leurs anciens, — de fuir le soleil, de voyager en palanquin (palkie), de se faire éventer, masser par des serviteurs ad hoc, — d’avoir valet pour la pipe, valet pour le parasol, valet pour la bouteille, valet pour les causeries du divan, — et tout cela sous peine d’être méprisé comme griffîn, c’est-à-dire comme novice, homme de bourgeoise humeur d’habitudes mesquines. Nos « griffins » de Bombay se contentent d’un homme pour tous ces offices divers, s’écrie le rude vétéran avec une certaine amertume. Il ajoute, arrivant au point le plus essentiel :

« Enrôler des hommes d’une certaine caste ou croyance, à l’exclusion de tous autres, dans l’armée de l’Inde, c’est mettre cette armée, non sous l’autorité du gouvernement et du code militaire, mais sous celle des brahmanes et des goseins, des moullahs et des fakirs. Dans ce système, un homme n’est pas choisi pour son aptitude au service, sa bonne volonté, sa force, sa docilité, son courage, mais parce qu’il est un des adorateurs deux fois nés de Vichnou. Quelles que soient d’ailleurs ses qualités, si un homme se refuse

  1. Nous omettons ce qui est strictement du ressort militaire, par exemple ce qui a rapport aux messes ou tables d’état-major. On peut au surplus consulter l’ouvrage même : The Wiews and opinions of brigadier general John Jacob, aide de Camp to the Queen, etc., second édition ; London, Smith, Elder and C°, p. 101 et suiv.