Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/904

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mens. Le colloque suivant s’établit entre nous : « Qui vive ? — Ami ! je porte un message à la résidence. — Quelles nouvelles alors ? — Bonnes. — Bonnes en quoi ? — Les bungalows brûlent… On fusille les Européens de tous côtés… » Je lâche mon coup de pistolet. Le coquin passe au galop ; je l’avais manqué.

« Deprat cependant avait fait seller sa jument, et, me laissant ses gens à commander, était parti pour les cantonnemens. On passait et repassait à chaque instant sous nos murailles. Les officiers du 48e et quelques-uns du 13e, déguisés en indigènes, avaient été sauvés par un détachement de leurs cipayes, qui les escortèrent jusqu’à la Muchie-Bhaoun. Une portion du 7e (cavalerie légère), qui n’avait pas voulu prendre part au mouvement, passa aussi, commandée par les officiers du corps. Peu après arriva la voiture de sir Henry Lawrence, et dans cette voiture un officier blessé. La mutinerie inaugurée par le 71e était bientôt devenue générale. À part la majeure partie du 7e de cavalerie légère, un grand nombre d’hommes du 13e, quelques-uns seulement du 48e et du 71e — tous nos cipayes s’étaient déclarés contre nous… »

Quelques dames européennes, nonobstant les avis répétés de sir Henry Lawrence, étaient restées auprès de leurs maris, dans le voisinage du volcan près de faire explosion. On pressent quels périls elles coururent.

« … Il y eut,-cette nuit-là, des sauvetages miraculeux, dit plus loin M. Rees. Une pauvre femme, mistress Y…, arriva chez nous, le lendemain matin, sans autre vêtement que sa chemise, avec deux de ses enfans. Son mari l’accompagnait dans un costume vraiment pittoresque, en caleçon à plis, comme ceux qu’on garde au lit, un drap sur les épaules en guise de toge, et coiffé d’un chapeau de feutre, en forme d’armet. Nonobstant tout le respect dû à leur malheur, ce petit homme, avec sa ridicule tournure, nous fit perdre notre sérieux. Cependant il avait déployé une rare énergie ; il avait soustrait sa femme à des traitemens pires que la mort. Malgré le nombre des chenapans qu’il tenait en respect, et profitant avec une merveilleuse présence d’esprit d’un incident qui les détourna pour quelques minutes de leurs odieux projets, il parvint à conduire sa famille dans les champs voisins de son habitation. Ils y passèrent toute la nuit, grelottant de froid et dans l’agonie de la terreur. Mon ami Deprat leur fournit aussitôt un logement, des habits, et de quoi manger.

« Mistress Bruère[1], qui elle aussi, contrairement aux ordres donnés, avait passé la nuit dans les cantonnemens, se vit bien près de périr. Quelques hommes du 13e, restés fidèles, lui sauvèrent la vie en la faisant passer à travers un mur qu’ils trouèrent pendant que les révoltés parcouraient le logis en demandant à grands cris qu’elle leur fût livrée. Elle et ses pauvres enfans passèrent une affreuse nuit, tapis au fond d’un fossé sans eau. »

  1. Le major Bruère commandait le 13e d’infanterie (indigène). Il fut tué le 4 septembre suivant. Sa mort est racontée en détail dans le Journal du staff-officer, p. 144, 145. La balle qui l’atteignit fit quatre orphelins.