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quotidienne et politique, et il a comblé ses loisirs obligés par les essais littéraires qu’il offre aujourd’hui au public. Sur ce terrain, l’honorable membre de l’Académie française nous semble moins heureux que sur le terrain politique. J’avoue que ce n’est pas sans étonnement et sans chagrin que j’ai lu dans sa préface cette phrase qui, dominant un recueil d’études littéraires, ne peut nous laisser indifférens : « Il y a une foule de livres très bons que tout le monde connaît et avec lesquels je ne ferai jamais connaissance. » Que M. de Sacy, homme du monde et écrivain politique, avoue ses préférences exclusives pour les vieux modèles, je l’admets volontiers, non sans quelque réserve toutefois ; mais que M. de Sacy, après avoir accepté les devoirs de la critique quotidienne, affiche ainsi à l’égard des œuvres modernes un parti-pris d’éloignement, je ne comprends plus ce que je suis tenté d’appeler une inconséquence littéraire. Sur quelles frivolités alors, indignes des honnêtes gens, s’est donc exercé le talent des Villemain, des Sainte-Beuve, des Gustave Planche ? Quoi ! vous passez sous silence toute la littérature du XIXe siècle et ce qui fait sa plus grande gloire, la poésie et le roman ! Quoi ! aucun nom à qui vous puissiez accorder des éloges, même tempérés ? Ni Victor Hugo, ni Alfred de Musset, ni Mme Sand ! Et vous accorderez quinze pages à je ne sais quels morceaux choisis de littérature qui ne sont en définitive que l’œuvre d’un compilateur souvent peu intelligent ! La liste des auteurs vers lesquels vous poussent sans relâche vos instincts classiques est sans doute bien choisie ; pourquoi cependant parmi ces écrivains assez nombreux ne voyons-nous pas le plus grand de tous, Molière ? Je sais pourquoi vous ne l’aimez pas, c’est par la même raison qui vous fait préférer Racine à Corneille, Athalie à Polyeucte. Molière n’est pas consolant, dites-vous ; mais Pascal, un de vos préférés, est-il plus consolant que Molière ? Et pour la fermeté des idées, l’auteur de Tartufe et de Don Juan n’est-il pas à la hauteur du philosophe qui n’eut pas le courage complet de sa philosophie ?

Le système exclusif adopté par M. de Sacy dépouille ses études littéraires de ce qui devrait en constituer le principal intérêt, l’opportunité. Procéder ainsi, n’est-ce pas condamner en littérature les doctrines qu’on soutient en politique, et trop oublier que le progrès est parallèle dans toutes les manifestations de l’intelligence humaine ? Chaque époque apporte avec elle de nouveaux élémens qui transforment certains côtés de l’art, et donnent aux nouvelles faces de la pensée une raison d’être logique et supérieure à toute critique. Pour ne citer qu’un écrivain sur le mérite duquel par exemple tout le monde est d’accord, est-ce que Théodore Hoffmann ne représente pas une imagination entièrement indépendante de la tradition ? Et sans parler d’artistes souverains et entièrement créateurs, n’y a-t-il pas des esprits secondaires sur lesquels il n’est pas permis de passer dédaigneusement, sinon parce que leurs œuvres ont un mérite intrinsèque dont il faut absolument tenir compte, du moins parce qu’elles représentent, à leur insu même, les tendances de leur époque, et qu’elles reflètent en tout ou en partie les dispositions de l’esprit public ?

Voici par exemple un roman de M. Ernest Feydeau[1] où le style et la

  1. 1 vol. in-12, Amyot.