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plus meurtrières. Il a ainsi fait ressortir d’une certaine façon toute la puissance de notre être intérieur, où chacun peut trouver, sans autre aide que la propre transformation de ses sentimens, son plus cruel ennemi. En un mot, souffrir de la possession par la possession, voilà ce qui résume toute l’étude.

D’ordinaire la possession amène la satiété, ou du moins l’habitude émousse le plaisir : tel est le cours naturel des choses humaines. Ici l’ennui de l’esprit est produit par d’autres causes. Le doute, loin de s’attaquer au plaisir défendu, s’attaque à la personne qui en est la source. Roger se tâte, s’examine : il n’a pas de remords, il n’en a pas soupçonné davantage chez sa maîtresse. Cette simple constatation est l’origine de son supplice. C’est alors que ses joies commencent à être empoisonnées par le nescio quid amari dont parle Lucrèce. Sa maîtresse n’a pas de remords ; elle devrait en éprouver, pense-t-il. Et de ce qu’elle est toute à lui, il s’irrite. La vue du mari de Fanny vient le plonger dans un nouvel ordre de souffrances. Pourquoi l’a-t-elle trompé ? se demande-t-il. Il ne songe pas à la belle et simple réponse qu’elle peut lui faire, qu’elle lui fera plus tard : parce que je t’aimais ! Cette idée calmerait sans doute sa vanité, mais ce n’est pas de lui-même qu’il doute, c’est d’elle. Fanny l’a aimé pour changer ou pour compléter son idéal ; l’inquiétude de Roger le fait se blesser lui-même dans sa vanité, et, comme il ne peut consentir à porter seul la peine de cette blessure, il tourmente cette femme. Sa jalousie l’emporte, il la questionne, et cette curiosité lui enlève jusqu’à l’ombre du doute : Fanny, obligée de se partager entre son mari et lui, descend du piédestal où il l’avait placée. Dès lors l’amour de cœur se change peu à peu en un amour de tête où la jalousie est tout. L’égoïsme, cette loi de notre nature qui domine tous nos actes et que nous essayons en vain de voiler, possède entièrement Roger. Il vient à découvrir que Fanny a des raisons pour se plaindre de son mari, et cette découverte ne lui inspire ni pitié, ni redoublement de tendresse. « Dans ma démence, s’écrie-t-il, il me semblait que l’amour de Fanny perdait d’autant plus de son prix qu’elle était plus malheureuse. » Comment aussi ne reconnaîtrait-il pas chez les autres son propre égoïsme, quand, demandant à sa maîtresse de s’enfuir avec lui, il la voit hésiter, penser à ses enfans, à son mari même, puis refuser ? Il lui arrache cependant une promesse qui doit la séparer de son mari, tout en vivant sous le même toit ; mais à son tour l’amour de cet homme pour une femme étrangère inspire la jalousie de Fanny, qui, tout en trompant son mari, ne veut pas être trompée par lui. Craignant d’être quittée, elle est obligée de violer la promesse qu’elle a faite à Roger. Celui-ci, à qui cette dernière croyance vient à manquer, n’a plus la force de rien supporter. Il voudrait revenir aux jours passés qu’il ne le peut plus. L’ambition de ses désirs, les exigences et les tyrannies de son égoïsme lui ont créé des besoins que ni Fanny, ni une autre femme ne peut plus satisfaire. Et pour avoir manqué d’abord aux conventions sociales, pour avoir ensuite, dans cet amour illicite même, manqué aux devoirs moraux, il ne sait plus où se prendre, et va dans la solitude expier la recherche d’un idéal dont les rapports humains lui ont démontré trop tard le néant.

Nous n’avons pas tenu compte de certains détails (ils sont rares cependant) que