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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/873

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JONATHAN SWIFT
SON GÉNIE ET SES ŒUVRES



En 1685, dans la grande salle de l’université de Dublin, les professeurs occupés à conférer les grades de bachelier eurent un singulier spectacle : un pauvre écolier, être bizarre, gauche, aux yeux bleus et durs, orphelin, sans amis, misérablement entretenu par la charité d’un oncle, déjà refusé pour son ignorance en logique, se présentait une seconde fois sans avoir daigné lire la logique. En vain son tutor lui apportait les in-folio les plus respectables : Smeglesius, Keckermannus, Burgersdicius. Il en feuilletait trois pages, et les refermait au plus vite. Quand vint l’argumentation, le proctor fut obligé de lui mettre ses argumens en forme. On lui demandait comment il pourrait bien raisonner sans les règles; il répondit qu’il raisonnait fort bien sans les règles. Cet excès de sottise fit scandale; on le reçut pourtant, mais à grand’peine, speciali gratia, dit le registre, et les professeurs s’en allèrent, sans doute avec des risées de pitié, plaignant le cerveau débile de Jonathan Swift.


I. — L’HOMME.

Ce fut là sa première humiliation et sa première révolte. Toute sa vie fut semblable à ce moment, comblée et ravagée de douleurs et de haines. A quel excès elles montèrent, son portrait et son histoire peuvent seuls l’indiquer. Il eut l’orgueil outré et terrible, et fit plier sous son arrogance la superbe des tout-puissans ministres et des premiers seigneurs. Simple journaliste, ayant pour tout bien un petit bénéfice d’Irlande, il traita avec eux d’égal à égal. M. Har-