Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/100

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mains, avec des raisons personnelles, très senties, qui eussent bien surpris parfois les commentateurs attitrés. Son La Fontaine, son Boileau étaient chargés de notes à la fois respectueuses et hardies. Dans son ardeur à renouveler chez nous le récit poétique, il étudiait les secrets de La Fontaine, et ce style le jetait en extase, bien qu’il ait poétiquement déchiré la page où le fabuliste médit de Kemper-Corentin. On eût dit qu’il conversait de plain-pied avec ces hommes d’un autre âge, et cela sans présomption aucune, sans ombre d’arrogance, comme un disciple de l’idéal qui cause librement avec un maître enchanté lui-même de l’ardeur et de la liberté du disciple. Il reprenait maintes choses, hasardait un conseil, soulignait un vers et le refaisait parfois[1]. Il avait beaucoup lu, sans trop de méthode, un peu à la façon de La Fontaine. Il possédait comme lui les poètes du Nord et du Midi, ceux du Midi surtout. Bien qu’il ait ardemment aimé Shakspeare, Byron, les lakistes, et qu’il ait goûté avec finesse les complications savantes de Goethe, il revenait toujours cependant à la tradition grecque et latine, aux chantres des pays du soleil, et avec la libre allure de sa critique il leur associait les poètes orientaux, les sages persans, les mystiques hindous, se rappelant, il l’a dit plus d’une fois, que sa race celtique était fille de l’Asie. Il aimait la Sàvitrî du Mahâbhârata autant que la Nausicaa de l’Odyssée.

Son invention était ardente aussi et beaucoup plus variée qu’on ne l’a cru. S’il achevait ses moindres œuvres avec lenteur, les retouchant sans cesse, amoureux de l’ensemble et de chaque contour, sa conversation était pleine d’idées, de plans qu’il traçait tout à coup et avec fougue. Plus d’un écrivain lui a dû des inspirations fécondes. Le théâtre, où il avait débuté avant de se connaître lui-même, le tentait de nouveau dans sa maturité. Le roman ne l’attirait pas moins, et s’il n’avait été dévoué à la poésie pure, on devine

  1. Parmi des remarques très précises sur Corneille et Racine, sur Molière et La Fontaine, les deux grands, comme il les appelle, je trouve cette rectification d’une petite pièce de Malherbe. Il commence par transcrire les vers sur la pucelle d’Orléans brûlée par les Anglais :


    L’ennemi, tous droits violant,
    Belle amazone, en vous brûlant
    Témoigna son âme perfide ;
    Mais le destin n’eut point de tort :
    Celle qui vivait comme Alcide
    Devait mourir comme il est mort.


    Puis il ajoute : « les quatre premiers vers sentent un peu le Normand et la procédure. On pouvait dire plus vivement :


    Monte au bûcher, fille intrépide,
    Et laisse à l’Anglais son remord :
    Celle qui vivait comme Alcide
    Devait mourir comme il est mort. »