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n’est point un effet sans cause. Une nation comme la France ne tombe point dans un tel abîme par un caprice de la fortune ou par la fraude de quelques traîtres. Il y avait en 1815 toutes les trahisons qui suivent, mais aucune de celles qui causent les grands revers, et quant à la fortune que nous lassions depuis si longtemps de nos exigences, bien loin de nous traiter sévèrement, elle s’était montrée pour nous d’une bienveillance longanime. A dire le vrai, la France avait succombé devant deux ordres de passions conjurées qu’une insigne folie avait provoquées à la fois. Une politique insensée, un enivrement inouï d’orgueil, de génie et de puissance, avaient réussi à tourner à la fois contre nous et tous les préjugés monarchiques de la vieille Europe et tous les ressentimens patriotiques des peuples. L’empire succédant à la république avait, par ses victoires mêmes, doublé le nombre de nos ennemis : à tous ceux qu’inquiétait déjà la contagion de nos principes, il avait donné pour alliés tous ceux qu’indisposait l’oppression de nos conquêtes. Nous étions déjà mal vus des rois, il nous avait fait haïr des peuples, et ainsi s’était dressée sur le Rhin par le souffle d’une même haine cette étrange coalition, où figuraient côte à côte toutes les vieilles rancunes et toutes les nouvelles aspirations du monde, les seigneurs féodaux, les Cosaques et les étudians d’universités, et que venaient seconder de l’autre côté des Pyrénées de vieux capucins aidés de jeunes philosophes et des disciples d’Aranda mêlés à des conseillers d’inquisition.

Un cri, un geste, une menace de la France en 1830 aurait fait sortir du sol à l’instant et mis sur pied toute cette armée à peine débandée, dont tous les cadres subsistaient encore. Bien qu’un peu divisées par la victoire et déjà mécontentes l’une de l’autre, l’Europe monarchique et l’Europe populaire mettaient encore en commun le souvenir de leur injure et l’orgueil de leur vengeance : l’une offrait les mêmes généraux, l’autre était prête à fournir les mêmes contingens. Carrel flattait la France quand il lui faisait croire, sur la foi de quelques brouillons isolés, qu’au seul aspect de son drapeau paraissant sur les rives du Rhin, un tressaillement de liberté soulèverait partout le sol. Non, ces nobles couleurs, traînées sur trop de champs de bataille, avaient perdu leur éclat : le sang, la neige, la flamme, en avaient effacé la devise. L’empreinte de l’oppression était partout trop fraîche encore : au foyer de chaque famille, les places vides n’étaient pas remplies, les armes suspendues n’étaient pas rouillées; avant de songer à venger l’empire, il fallait laisser aux peuples le temps de l’oublier.

Dix-huit années de politique modérée ont à peine suffi pour effacer cette trace sanglante, et pendant ces dix-huit années toutes les nations de l’Europe, cessant de se raidir et de se mettre en garde.