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ment ses atteintes pour le déterminer à se transporter dans le midi de la France, à Cannes, avec Mme de Tocqueville. C’est là que la mort l’a surpris, car, comme cela arrive parfois dans les cas de phthisie pulmonaire, il se croyait en voie de guérison au moment où son état n’offrait plus d’espérance; mais la mort l’a trouvé depuis longtemps préparé à la recevoir. Le sentiment religieux avait toujours tenu une grande place dans ses idées et même dans la pratique de sa vie. Cette disposition naturelle et ancienne a pu s’accroître encore dans ses derniers momens; mais, pour tous ceux qui l’ont connu, il n’y a point lieu de s’étonner, ainsi qu’on le pourrait faire d’après certains récits, qu’il soit mort comme il avait vécu, en chrétien, assisté également de toutes les consolations de la famille et de l’amitié. Outre sa femme, M. de Tocqueville avait autour de son lit de mort deux frères tendrement aimés, son neveu, sa belle-sœur, un ami d’enfance, M. Louis de Kergorlay; il avait eu le bonheur de passer quelques jours avec le fidèle compagnon de son voyage en Amérique, M. Gustave de Beaumont. D’autres amis bien dévoués aussi et bien chers, M. de Corcelle et M. Ampère, demandaient à venir lui prodiguer leurs soins; il les retenait loin de lui par discrétion, et aussi par suite de l’illusion qui le trompait sur la gravité de son état. Abusé jusqu’au dernier moment par ses lettres rassurantes et gaies, M. Ampère était venu de Rome se réjouir avec lui de sa convalescence, lorsqu’il apprit sa mort à Marseille: il n’arrivait à Cannes que pour rencontrer son cercueil.

Alexis de Tocqueville laissera dans notre histoire politique et littéraire une trace durable. Député, représentant du peuple, ministre, il n’a point figuré, il est vrai, parmi les chefs les plus puissans des partis qui ont divisé le pays. Il était enclin à suivre dans sa ligne de conduite ses inspirations personnelles plutôt qu’à se prêter aux exigences d’un rôle politique. Cependant, comme ses inspirations étaient toujours honnêtes, désintéressées, et souvent empreintes d’un rare caractère de sagacité, il a eu en de certains momens la bonne fortune de voir plus loin et plus clair dans l’avenir que beaucoup d’autres, et l’histoire lui tiendra compte de cette prévoyance. Écrivain, il a publié peu de livres, mais ce sont des livres excellens, et à une époque où l’on pêche en général par la surabondance des productions, sa sobriété même lui sera un titre de plus à l’attention de la postérité. Il a su du reste se faire auprès d’elle un titre plus sûr. Laissant de côté tous les faits passagers de son siècle, il s’est attaqué au grand problème du présent et de l’avenir, il a composé avec un admirable talent une œuvre qui s’est déjà répandue parmi toutes les nations, parce qu’elle les intéresse toutes également, et qui pourrait être, comme l’œuvre d’Eschyle,