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indépendant, assuré et libre sur les Alpes, et désormais martialement tourné du seul côté où il pût s’agrandir. Victor-Amédée II couronnait cette œuvre, et la royauté naissait. C’était la royauté au titre de Sicile d’abord, et quelques années plus tard, en 1720, au titre de Sardaigne, par l’échange des deux îles ; le vrai siège de la force restait dans le noyau primitif, discipliné et vigoureux des ducs de Savoie et des princes de Piémont.


III

Ce n’est pas, il me semble, un personnage sans relief et sans intérêt que ce prince, qui, pendant vingt armées de guerre, se bat ou négocie, qui avait reçu dans les cours le nom de renard de Savoie et que d’autres appelaient tête d’acier après Emmanuel-Philibert, qu’on avait appelé tête de fer. Victor-Amédée manque d’une certaine grandeur morale. Les traits les plus contraires se mêlent en lui, l’impétuosité et la dissimulation, la violence et le calcul. Les limites de l’utilité et de la moralité politique sont singulièrement brouillées dans son esprit. La fidélité dans ses alliances n’est pas sa vertu, et nul mieux que lui ne sut traiter son ami du jour comme s’il devait être son ennemi le lendemain ; mais il avait ce qu’il faut à un petit prince pour faire quelquefois de grandes choses, la fixité des idées, l’infatigable activité, la vigueur du caractère. Il aimait la simplicité ; il portait toujours un habit de couleur brune sans broderies d’or ou d’argent, une épée à poignée d’acier, une canne de jonc ; il affectait même le mépris du faste.

Quand la guerre fut finie, il se jeta avec l’emportement de son caractère dans les travaux de gouvernement intérieur. Il se mit à réformer l’administration, les finances, les règlemens de commerce, les études, s’occupant surtout de son armée, et se faisant aussi de grosses querelles avec Rome. En vrai prince absolu, il aimait l’obéissance en tout, et il savait pratiquer merveilleusement un art qu’il devait transmettre au roi Charles-Albert, celui d’entretenir la division entre les chefs de son administration. « Il est nécessaire à un roi que ses ministres ne soient pas trop d’accord, disait-il à son fils, qui devait être Charles-Emmanuel III ; nous n’avons pas de moyens de connaître la vérité, et si ceux qui nous servent s’entendent pour nous tromper, nous aurons toujours les yeux bandés. » Du reste, Victor-Amédée avait l’art de choisir les hommes, je l’ai dit, et il allait même les chercher. Une nuit, passant dans une rue de Turin, il aperçut une petite lumière au plus haut étage d’une maison ; il monta et trouva un jeune homme travaillant au milieu des livres et des papiers ; c’était Caisotti, dont il fit bientôt un procureur-général, et qu’il consultait souvent. Il y avait à Nice un jeune avocat, Maistre, l’aïeul de l’illustre