Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/951

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sauve bien des barques qui viendraient la nuit se briser contre les récifs. Près de Roquerol se trouve l’abyssé[1], source jaillissante au milieu de l’étang, et dont les eaux ne gèlent jamais. Les barques sont repoussées par le courant, dont la force ascensionnelle arrête aussi les vagues et les empêche de passer outre. La température de cette espèce de trombe d’eau est un peu plus élevée que celle de l’étang, et la couleur bleue des ondes ainsi lancées par la source tranche avec la teinte verdâtre des eaux de la baie. Le mystère qui enveloppe l’origine de cette rivière ascendante, l’impossibilité d’en déterminer la profondeur, lui ont fait une renommée terrible. Les pêcheurs redisent en tremblant à leurs fils les légendes de l’abyssé, et les plus hardis n’oseraient pas s’aventurer à la nuit tombante autour du gouffre redoutable.

La lune avait disparu sous les nuages amoncelés, le vent soufflait avec violence, la pluie fouettait les flancs du noir rocher, et la barque du précom se balançait sur les vagues. On distinguait dans la tourmente les flots qui menaçaient d’ensevelir l’esquif sous leur linceul glacé, et plus loin, dans l’ombre, le rocher de Roquerol. Le panar était fortement ému. Picouline, impassible, assurait avoir bien souvent triomphé de vents plus contraires. D’ailleurs n’avait-il pas les prières d’un ange ? Et le vieux marin fit voir, dans la direction de la terre, une petite lumière brillant dans la nuit.

— C’est le phare de Catha, dit-il ; elle l’allume pour moi les soirs de mauvais temps.

Le jeune homme tressaillit à ce nom.

— La sœur est très sévère pour elle et ne lui permet jamais de sortir, ajouta le précom ; mais, sans se voir ni se parler, les malheureux ont le secret de se comprendre, et la Clavelette, qui sait que je la chéris comme mon enfant, a trouvé le moyen de me témoigner ainsi son affection.

La barque touchait au rocher. Pendant que le vieux marin allumait la lanterne de Roquerol, le Franciman regardait le petit phare de la naturelle scintiller dans la nuit.

— Je peux me rendre par terre et par eau à ma demeure, dit Picouline, et si vous n’avez pas peur, nous y serons bientôt avec ma barque.

L’habileté, le sang-froid du vieux nautonier, et aussi la pensée que Catha priait pour eux, triomphèrent de toutes les craintes du jeune homme, et le précom rama vers la source d’Imbressac, près de laquelle était situé son modeste asile. Le bateau côtoyait le rivage, la nuit était noire, et Urbain ne put rien apercevoir du pays. Ils arrivèrent ainsi dans une petite anse ; la pluie avait cessé, le vent s’était

  1. D’abyssus, abîme.